Les souvenirs les plus vagues me sont
restés de ma première existence. C'est à peine si, dans le passé
lointain, dans la nuit des mois écoulés, je retrouve la notion
consciente de ma vie et la trace de sensations éprouvées.
Et cependant, dans la pénombre de ce rêve insaisissable, j'entrevois,
il me semble, de flottantes images, et je ne sais quelle préfiguration
de moi-même dans laquelle j'éprouve, je l'avoue, quelque peine à me
reconnaître.
C'était donc moi, cette rampante chenille que je revois sans cesse dans
l'évocation de ma lointaine jeunesse, cette bête gloutonne qui,
toujours accrochée a quelque feuille, la dévore avec une avidité
insatiable.
Hélas! oui, je me les rappelle maintenant ces jours d'existence
grossière où, sans cesse aiguillonnée par le besoin, je mangeais,
mangeais sans cesse, comme emportée par un irrésistible courant de
vitalité absorbante!
Quelle honte! Et cependant je m'explique aujourd'hui ces besoins
impérieux; je la comprends, cette impulsion organique qui me poussait,
larve informe, vers un avenir de développement et de floraison. Mais
alors nul sentiment, nulle pensée, nulle prévision de mon
épanouissement futur. Et de quel secours eût été pour moi, cependant,
le pressentiment de cet avenir dans mes crises périodiques de
défaillance!
La douleur est-elle donc, en ce monde, une loi si nécessaire qu'un
pauvre papillon ne puisse arriver à ses ailes qu'après avoir subi
jusqu'à la dernière la série de ses mortelles souffrances?
De semaine en semaine, je me sentais assaillie par des langueurs
indéfinissables. Une sorte de catalepsie, douloureuse m'envahissait le
corps tout entier. Cette faim toujours inassouvie, cette ardeur
dévorante qui résumait toutes mes facultés cédait elle-même et reculait
devant la crise redoutable; et ce n'était qu'après une tension générale
de tout mon être et une sorte d'agonie remplie des plus étranges
visions que je sentais enfin la secousse de la délivrance, après
laquelle ma peau fendue et crispée se roulait sur elle-même et se
détachait de moi comme un suaire déchiré.
Il est vrai qu'après chacune de ces phases douloureuses, je me
raccrochais à la vie avec une énergie toute renouvelée. Je sentais mon
corps s'accroître rapidement. Les teintes vagues et grisâtres de mon
enfance se modifiaient également et tout à mon avantage. Je finis par
revêtir une livrée d'un noir magnifique. Les épines dont chacun de mes
anneaux était hérissé miroitaient de l'éclat sombre d'une dague d'acier
bruni, et sur l'opulent velours de ma robe étincelaient, par rangées
circulaires, des ceintures de perles d'une éclatante blancheur.
Je dois avouer, pour être sincère, que la contemplation prolongée de
mes avantages personnels me troubla légèrement la cervelle, ou tout au
moins me pourvut d'une provision de fatuité mesurée à si haute dose,
qu'après une dernière et quatrième mue je me crus arrivée à la
perfection. Je me considérais donc tout naïvement comme le résumé des
merveilles de la nature, lorsque m'advint une aventure qui me plongea
dans un véritable océan de doutes, d'étonnements et de perplexités.
Ce jour-là, jour mémorable entre tous, je me trouvais à l'extrémité
d'un superbe pied de houblon que soutenait un échalas gigantesque.
C'était au sortir d'une touffe d'orties, dévastée en quelques semaines,
que j'avais livré ce nouveau champ à mon activité. J'avais employé une
nuit entière à cette escalade hardie, mangeant, grimpant et dormant
tour à tour.
Le lendemain, au grand jour, j'arrivai au sommet glorieuse et repue.
Cambrée sur mes crampons d'arrière, je m'étais redressée fièrement et
planais, pour ainsi dire, dans l'air frais du matin, sur une haute et
frète tige que balançait le vent. Le soleil resplendissait et pénétrait
de lueurs dorées les feuilles où je m'accrochais. Ces feuilles,
nouvelles pour moi, et dont j'avais pendant la nuit précédente apprécié
l'énergique saveur et les vivifiantes vertus, m'avaient remplie d'une
vitalité inconnue jusqu'alors. Je me sentais jeune, forte, capable des
plus grandes choses et je me rappelle avoir, en ce moment, toisé d'un
regard plus que dédaigneux mon pied de houblon, auquel je ne réservais,
à part moi, d'autre sort que celui de l'infortunée touffe d'orties dont
je voyais les tiges dépouillées se dresser vainement vers le ciel comme
pour lui demander vengeance.
Je ne sais quel phénomène s'opéra dès lors dans mon organisme, mais
cette surabondance de vie m'arracha momentanément à mes préoccupations
purement matérielles. Pour la première fois je m'aperçus du dehors, des
choses qui n’étaient pas moi, de l’objectif en un mot, s’il était
permis à une pauvre chenille de faire de la philosophie. Je compris
aussi, et cela me causa une surprise mêlée de quelque désappointement,
que je n'étais pas seule au monde. Je m'étais assez vite faite a l'idée
que l'univers avait été créé pour moi. Je vis donc le ciel bleu, un
immense horizon, de la lumière, des couleurs, d'énormes animaux aux
formes étranges qui s'agitaient et paraissaient brouter dans une
prairie, et je me tenais à ma branche, immobile, rêveuse, cherchant à
voir clair dans le chaos de mes sensations nouvelles, lorsque se
précipita sur moi un point noir, une ombre, je ne sais. Je fis à tout
hasard un mouvement brusque, et entendis un horrible craquement de
mandibules qui se fermaient! En même temps, une violente secousse me
fit lâcher prise et tomber de ma branche.
Par suite de quel cataclysme fus-je ainsi précipitée dans l'espace, je
l'ignorais alors et ne m'en suis rendu compte que depuis. C'était sans
doute un oiseau qui avait failli me happer en passant.
Quoi qu'il en soit, je me mis à rouler de branche en branche, et finis
par tomber, demi-morte, au pied de l'arbre où, dans une convulsion que
je crus être la dernière, je m'accroche au hasard à une feuille qui,
prodige! se débat sous mon étreinte, me renverse d'un coup d'aile et
s'envole! Cette feuille était un papillon. Je le vis voltiger quelques
instants autour de moi, puis disparaître au loin dans l'espace.
J'avoue qu'en cet instant le vertige s'empara de ma pauvre cervelle
bouleversée. Je regardais avec stupeur s'enfuir l'insecte merveilleux;
jalouse de son bonheur, humiliée de mon impuissance, tout endolorie
encore de ma chute horrible, j'en étais presque à me demander s'il
n'eut pas mieux valu que cette chute eût mis un terme. Toutes sortes
d'idées funèbres me passèrent dans le cerveau lorsque je ne sais quel
éblouissement ou quelle révélation se fit soudain devant mes yeux. Et
moi aussi, m'écriai-je, moi aussi peut-être, un jour, pourrai-je
m'envoler comme lui !
Mais ce pressentiment, cette vision prophétique, ne fut qu'un éclair.
Bien vite je retombai dans le sentiment de ma misère, et demeurai là,
sous mon arbre; mécontente et préoccupée.
Dès ce jour-là, je fus triste. Ma mélancolie devint morbide, l'appétit
s'en alla, symptôme inquiétant! Je me sentis peu à peu perdre mes
couleurs, et ne pus, un jour, réprimer une subite impression de dégoût
en présence de ces mêmes feuilles qui, jusqu'alors, avaient été
l'unique objet de mes incessants désirs. Je compris alors que c'en
était fait de moi, et m'acheminai lentement, pour y mourir, à
l'extrémité d'une branche solitaire. Là, sous l'étreinte d'une angoisse
plus douloureuse qu'aucune de celles que j'avais éprouvées dans mes
crises précédentes, je sentis peu à peu tout mon être se dissoudre.
Saisie de vertige, je filai à la hâte quelques fils que j'assujettis à
la branche, et puis, mourante, je me suspendis la tête en bas.
Mais je ne mourus point. Il n'est pas, toutefois, d'expression qui
puisse donner une idée des sensations étranges qui se succédèrent en
moi pendant un temps dont il m'a été impossible d'apprécier la durée.
Après une série de défaillances d'où m'arrachaient parfois des
réactions inexplicables qui ressemblaient à des protestations de la vie
contre la mort, je finis par changer complètement d'aspect. Mes formes
se raccourcirent; ma tête, mes pattes, tous mes organes précédents
disparurent dans cette singulière concentration de tous les éléments de
mon être, et de chenille je devins chrysalide.
Ce fut alors que commença une phase toute remplie de visions
fantastiques et de phénomènes inconnus. Isolée dans la nature par
l'absence de tout moyen de communication avec le dehors, je vécus d'une
existence qui n'a de nom dans aucune langue. C'était comme une vie en
expectative dans le plus vague des limbes, comme l'incarnation d'un
songe. Je me sentais plongée dans des flots d'une lumière douteuse et
verdâtre, semblable à celle que doit apercevoir du fond des eaux le
plongeur qui remonte à la surface.
Des murmures confus commencèrent par bercer ma douce somnolence, et
puis, insensible d'abord aux manifestations du monde extérieur, je
finis, moyennant le développement progressif de mes nouveaux organes,
par percevoir ces mille bruits imperceptibles, ces mille harmonies
mystérieuses de la nature qui, émanant de toutes choses, des
ondulations de l'air, des vibrations de !a lumière, de la sève qui
monte, de la brise qui passe ou de la plante qui fleurit, semblent être
la grande voix de la nature, qui incessamment palpite et chante l'hymne
triomphal de la vie.
Dans cette existence sans nom, je flottais de rêve en rêve. Devant mes
yeux de larve passaient et 'repassaient des tourbillons lumineux où de
vagues formes d'ailes papillonnaient et miroitaient sans cesse, et me
plongeaient dans d'ineffables extases. Ces ailes revenaient toujours et
se multipliaient sans nombre. C'était l'idée dominante de ma vie,
l'éternel spectacle dont s'enivrait mon regard; et après le spectacle
vint le drame. Il me sembla bientôt que ce tourbillon, d'abord lointain
se rapprochait insensiblement de moi, puis m'enveloppait comme d'un
nuage lumineux, tandis que les flottantes ailes, m'entourant de leurs
soyeux attouchements, finissaient par devenir miennes et me soulevaient
alors éperdu, enivré, m'emportant avec elles dans les profondeurs de
l'azur.
Combien dura cet enchantement mystérieux? des jours; des mois, des
siècles? Je l'ignore. Tout ce dont je me souviens, c'est que je me
sentis un jour tressaillir sous l'influence d'une vie nouvelle. Dans la
matière informe dont j'étais composé se manifesta une force plastique
qui me dota de nouveaux organes. Ces ailes tant rêvées se formulèrent
peu à peu, comme créées par l'intensité de mes désirs. Mon enveloppe,
d'abord verdâtre, se colora d'une riche teinte brune sur laquelle
resplendissaient de grandes plaques d'or. Puis enfin l'heure sonna. Un
électrique frisson parcourut tout mon être, qui se tordit dans une
convulsion suprême. De la lumière et des ailes! m'écriai-je. Ma
chrysalide alors éclata, se fendit, et mes yeux, ma tête entière,
ocellée de milliers de facettes, émergea des ténèbres et se plongea
dans l'océan de la lumière.
Dire ce que j'éprouvai, dans ce moment ineffable, de transports et de
ravissement, c'est chose impossible. Délivré de mon suaire et bien vite
séché par les doux rayons du soleil, je vis mes ailes, d'abord humides
et plissées, se dérouler et grandir presque instantanément. Je les
agitai avec rapidité, me sentis soulevé par elles; un joyeux délire
s'empara de moi, et je m'élançai dans l'espace.
Je puis vous dire maintenant qui je suis. Jusqu'à ce moment, chenille
obscure, chrysalide inconnue, j'avais passé sans nom sur la terre; mais
il en fut autrement dès l'instant glorieux de ma résurrection.
Je me nomme Io, ou Paon du jour. J'appartiens la noble famille des Vanessa.
J'ai pour cousins le splendide Vulcain à l'écharpe de feu, le grand
Morio au manteau de velours frange d'or pâle, et les Tortues aux
éclatantes mouchetures; moi- même, je n'ai pas de rival en Europe. Sur
chacune de mes quatre ailes mordorées s'ouvre un grand œil où miroite
la lumière puis les nuances se mêlent aux nuances, la sépia se marie au
gris-perle, et nul ne saurait dire quels reflets chatoyants jette, sous
un rayon de soleil, chacune de mes plumes irisées.
Pendant les premiers jours de ma nouvelle existence, la vie ne fut pour
moi qu'une série d'enthousiasmes, qu'une succession de transports. Des
bois à la plaine et de la plaine au vallon, je ne me lassais de
voltiger sans relâche, me laissant emporter par les zéphyrs parfumés et
me perdant avec délices dans les champs bleus de l'infini.
Puis ce furent les fleurs qui m'attirèrent. Je ne vis en elles tout
d'abord que des papillons comme moi, à tel point que je les engageais à
me suivre. Puis vinrent les douces amours; ma papillonne était si
jolie!
De ma vie je n'oublierai le jour où le sort et la brise me poussèrent
vers elle. Je la rencontrai dans un brillant parterre, sur les pétales
d'un grand iris exotique, et j'hésitai quelques instants, tant se
ressemblaient les deux sœurs, la fleur animée et la fleur immobile. Ses
yeux lançaient mille éclairs; de ses antennes passionnées s'échappaient
par moments des aigrettes lumineuses, et les rayons du soleil jouaient
merveilleusement sur le frais et soyeux velours de ses quatre ailes
ocellées.
Ensemble nous nous envolâmes, et dès cet instant commença pour moi une
série de jours heureux dont le souvenir me paraît aujourd'hui d'autant
plus doux qu'ils ont été suivis de bien des amertumes. J'étais
horriblement jaloux, et ma papillonne était si légère !...
- Io Vanessa, me dit un jour un vieux Machaon fané que je rencontrai
par hasard dans l'ombre d'un vallon solitaire, ta tristesse est
profonde et j'en devine la cause. Combien tu es encore inexpérimenté,
mon pauvre ami, et naïf dans ta fidélité! Crois-moi, imite les
papillons de ton âge, et vole comme eux de belle en belle.
Je ne saurais dire combien me parut révoltant le langage du cynique vieillard.
- Je n'ai jamais eu pour habitude de prendre pour règle de conduite l'inconduite des autres, lui répondis-je d'un ton glacial.
Puis je m'enfonçai dans les bois.
Malgré la légèreté trop incontestable, hélas! de ma papillonne, je
n'avais eu toutefois aucun reproche grave à lui adresser. Je m'étais
bien aperçu qu'elle voyait avec une certaine complaisance un beau
vulcain de nos amis; mais qu'en conclure, sinon que j'étais d'humeur
inquiète et jalouse?
Elle est coquette, mais innocente, aimais-je à me répéter sans cesse,
dans mes moments de doute et de mélancolie. Hélas pourquoi faut-il que
la réalité ironique soit venue donner aux appréciations de mon
optimisme un si cruel démenti? Je les ai vus un jour, elle et lui,
tourbillonner ensemble et folâtrer le long d'une haie d'aubépines!
Ce fut pour moi le coup de grâce. Ma santé, déjà gravement altérée par
mes inquiétudes continuelles, ne pourra, je le sens bien, résister
longtemps encore ce choc inattendu. J'ai quitté le pays. Je me suis
enfui vers les montagnes où les froids aquilons devancent l'hiver, et
là, sous les rayons d'un soleil pâle, au milieu d'une nature dont
l'aspect désolé répond aux tristesses mortelles de mon cœur, je vais
attendre que la dernière brise d'automne emporte et roule, parmi les
feuilles sèches, les débris de mes ailes décolorées.
Ces débris, c'est moi qui les ai recueillis, moi qui vous transcris en langage vulgaire ces mémoires mélancoliques.
En herborisant sur ces montagnes où le pauvre insecte s'était retiré,
je l'ai trouvé pâle et déchiré, flottant tristement sur l'eau bourbeuse
d'une mare. Ses beaux yeux étaient ternes
ses ailes, devenues transparentes, n'avaient presque plus rien conservé de leur ancienne splendeur.
Je ne saurais dire quel déplorable et touchant aspect avait ce pauvre
petit cadavre, et j'aurais voulu pouvoir le montrer à cette papillonne
coupable, vers laquelle, sans aucun doute, s'étaient envolés un
lointain adieu venant des montagnes, un
dernier soupir de pardon et d'amour.
Ed. Grimard. L’ami des sciences, journal du dimanche. 15-16-17. 1860.