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Miscellanées
L’Homme ou l’Insecte
Nous assistons au triomphe de l'homme.
Qui donc lui disputerait la palme ?
Les mammifères sont à peu près réduits.
Les
grands, tels l'éléphant et la girafe, marchent sur leurs derniers
boulets. Il a fallu, pour en conserver des vestiges, leur attribuer ces
grandes réserves en Afrique où la passion de la chasse, plus que
l'amour de l'homme pour l'histoire naturelle, s'efforce de garder des
proies dignes de nos fusils perfectionnés. Le bison a fini sa carrière
en Europe et en Amérique; l'aurochs a expiré dans les parcs impériaux
de Russie où la magnificence des tsars conservait ces vestiges des
temps préhistoriques... Le grand élan compte ses heures, et, si le
renne n'était pas domestiqué, il y a longtemps que sa fine silhouette
aurait disparu de notre horizon. La mer elle-même, qui semblait pouvoir
cacher ses monstres dans son immensité, n'offre plus de refuge à la
baleine, aux morses géants. Ils ont beau remonter vers le nord, gagner
les solitudes glacées du pôle, l'homme les poursuit et les atteint.
Les
fauves, qui vécurent longtemps sur la légende de leur férocité, ne sont
plus aujourd'hui des adversaires à la taille de l'homme. Que sont des
tigres, des lions, des léopards, des panthères, des jaguars, des
grizzlys, devant la portée et la sûreté de nos armes ? En Afrique et en
Amérique, nous les laissons vivre par une pitié méprisante ; et il
faut, en Asie, la singulière religion de l'Inde ou l'apathie des jaunes
pour abandonner au tigre sa jungle et ses montagnes.
Les
grands singes, orang, gorille, chimpanzé, presque nos frères, ne
pourront certes pas résister aux envahissements de la civilisation.
L'homme, ses fusils, ses machines ont dominé partout.
On
sent qu'il pousse un cri de triomphe et regarde l'Univers avec une
sorte de défi : il annonce qu'il va bientôt entreprendre, dans ce que
Pascal appelait les silencieux espaces, de nouvelles conquêtes, de
nouvelles destructions.
Qui pourrait s'opposer à lui ?
Ce ne seront pas les reptiles, malgré la protection que leur apporte l'Hindou.
Ce
ne seront pas les poissons, proie recherchée, guettée, dont tous les
peuples encouragent, favorisent la reproduction ; la mer devenue un
garde-manger pour l'homme qui n'a pas le temps, malgré la fécondité de
la morue, du hareng, de la sardine, de renouveler la provision qu'exige
sa gloutonnerie.
Nous reste-t-il, de tant de bêtes que
la nature avait façonnées avant nous, une seule espèce qui puisse
encore menacer notre empire ?
Peut-être l'insecte ?
Celui-là,
en effet, ne se replie pas. J'ai retrouvé des fourmis dans une
ascension aux montagnes d'Aï, dans les déserts de pierre qui précèdent
le sommet du Gers. Il y en a dans les pampas, dans les forêts des
Amazones, dans les régions glacées du cercle polaire, dans les allées
de nos jardins. La troupe effrayante des mouches, des moustiques,
paraît indestructible... Il est de si petits insectes qu'ils échappent
à nos microscopes, de si grands qu'ils semblent des oiseaux. Leurs
proches parents, les arachnides, ont des territoires à eux, où l'homme
ne peut pénétrer. Une immense araignée de l'Amazone nous regarde, nous
terrorise... Elle pullule... Elle nous arrête.
Et à
côté de cet adversaire qui nous tient en échec, qui nous menace, nous
mord, nous déchire, n'existe-t-il pas une légion, plus redoutable
encore, d'infiniment petits qui vivent sur nous en parasites, sans
souci de notre majesté ? Le pou nous envahit, la puce nous pique, le
cousin nous infecte, la tique nous obsède ; la chique empêche la marche
du voyageur en se glissant entre l'ongle et la chair de son orteil...
Que faire contre cet enfer qui nous environne, nous presse, nous défie, nous insulte ?
Tuer,
toujours tuer ! Cela nous était facile avec les éléphants, les girafes,
les lions, les tigres, la baleine. Mais l'insecte, si petit, si adroit,
a encore pour lui le nombre.
Qui ne se rappelle, aux
soirs de printemps, le bourdonnement confus des hannetons ? On croirait
un orage, une trombe. Ce n'est que le battement de millions d'ailes,
que le grattement de millions de pattes, que le crissement de millions
de mandibules...
Et le criquet? Quand il s'abat sur
une contrée, il la laisse sans un brin d'herbe... Il mange les
couvertures, les vêtements, les portes même. A Sainte-Marie, en
Provence, 72.000 kilos de ses cadavres ont été ramassés après son
départ !
L'homme, dit-on, a vécu dans cette menace...
Quand le criquet a détruit la récolte, il mange le criquet en guise de
farine... Le jour où il décidera la destruction de la fourmi, la fourmi
aura vécu. A Cuba, les Américains ont pratiquement anéanti le moustique
de la fièvre jaune.
Admettons tout cela, bien que ce
soit encore loin ; mais n'existe-t-il pas d'autres facteurs que des
facteurs de puissance ? La lutte peut se retrouver sur le plan
biologique et psychologique... Il s'agit autant d'une bataille de
mentalités, d'aptitudes que d'une bataille de supériorité matérielle...
Pour vaincre l'insecte, - qui n'est ici que le symbole des forces
cachées, subtiles, incessantes, nombreuses, variées qui nous
environnent, - pour vaincre l'insecte, dis-je, il faut connaître
l'insecte, il faut savoir si nous possédons les qualités morales qui
nous permettront de vaincre... A la persévérance, à la diversité, à
l'ingéniosité, au nombre, à l'effort de vie, à la volonté de sacrifice
de l'insecte, qu'opposerons-nous ?
Supposons un instant que l'homme puisse vaincre...
Le voudra-t-il ?
Aura-t-il la prévoyance, outre l'intelligence? L'insecte ne sera-t-il pas aidé à temps par les invisibles, par les microbes ?
Le moustique donne la fièvre.
La puce détermine la peste.
Le pou est à l'origine du typhus.
La mouche propage le choléra.
On a pensé que la punaise n'est pas tout à fait étrangère au cancer.
Le monde des petits invisibles vient au secours des petits visibles.
Par
quelle grâce du destin le blanc échappe-t-il à la mouche tsé-tsé qui
rend de vastes régions inhabitables aux noirs et à leurs troupeaux ?
Le jour ne viendra-t-il pas où nous verrons de tels parasites se manifester que le blanc lui-même n'y résistera plus ?
L'ignorant
ne s'occupe pas de questions pareilles. Comme le gladiateur de Cicéron,
il ferme de la main les blessures qui lui sont faites : à la troisième,
il laisse couler son sang et meurt.
Les savants s'inquiètent.
Voici ce qu'en pense Fabre, rapporté par le docteur Legros :
«
Au lieu de courir à tant de faux semblants, à tant de faux bonheurs,
apprenez à revenir à des goûts plus simples, à des mœurs plus
rustiques; affranchissez-vous d'un tas de besoins factices, venez vous
retremper dans l'antique sobriété, avec des désirs assagis; revenez à
la glèbe, source d'abondance, à la terre, nourrice éternelle ! Sinon,
un jour viendra où trop ardent à faire le Dieu l'homme disparaîtra,
usé, détraqué par l'excès d'une civilisation à la fin devenue délétère
à force d'être trop intensive, alors que les insectes qui l'ont précédé
sur la planète, lui survivront et continueront de chanter après lui... »
Donc,
voilà le philosophe qui a le mieux connu les insectes, qui en a le
mieux parlé, et il ne juge pas impossible que l'homme périsse devant et
avant eux.
Même, il établit dans son esprit une sorte
de balance entre les qualités, les habiletés de l’insecte et le génie
de l’homme : le plateau ne penche pas de notre côté.
[…]
Extrait de La Société des insectes, par J.-H. Rosny Jeune. Les Editions des Portiques, Paris, 1933.
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