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Miscellanées

À propos du comportement de la Punaise grise
Faut-il brûler Fabre ?

par Jacques d'Aguilar

Insectes n° 93 - 1991 (4)


Le comportement maternel des Forficules, récemment relaté par Claude Caussanel dans notre revue (n°79), n'est pas sans rappeler celui plus fruste et moins bien étudié d'un Hémiptère Acanthosomidae : la Punaise grise, Elasmucha grisea L. L'éthologie de cette punaise va nous permettre de suivre l'approche qu'ont effectué dans le passé, d'éminents naturalistes comme C. De Geer ou J.H. Fabre.

La Punaise grise se rencontre sur divers arbres, notamment sur les aulnes et les bouleaux. La femelle, après avoir pondu à la face inférieure des feuilles, reste en permanence sur ses neufs, semblant les couver. Après l'éclosion, la femelle ne quitte pas sa progéniture elle se déplace, en groupe familial, en maintenant les nouveaux nés au dessous d'elle. C'est seulement après la première mue que les jeunes larves prennent leur indépendance et se dispersent.

Selon De Geer

Ce curieux comportement, confirmé entre autres par Hellins, Pierre, Schumacher et Couturier, semble avoir été d'abord vu par A. Modeer (1764). Puis De Geer, qui fut surnommé le « Réaumur suédois », reprit ces observations qu'il consigna en ces termes dans le tome III des Mémoires pour servir à l'histoire des Insectes (1773) : « Chaque mère était entourée d'une troupe de jeunes, au nombre de vingt, de trente et même de quarante. Elle se tenait constamment au¬près d'eux, le plus souvent sur un des chatons de l'arbre qui contiennent les graines et quelquefois sur une feuille. J'ai observé que ces petites punaises et leur mère ne restent pas toujours à la même place, et dès que la mère commence à marcher et à s'éloigner, tous ses petits la suivent, et s'arrêtent où la mère veut faire halte. Elle les promène ainsi d'un chaton ou d'une feuille à l'autre et les conduit où elle veut, comme les poules font de leurs poussins. Il y a des punaises qui ne quittent point leurs petits, elles font même la garde et ont un grand soin d'eux tandis qu'ils sont jeunes. Il m'arriva un jour de couper une jeune branche de bouleau peu¬plée de pareille famille, et je vis d'abord la mère fort inquiète battre sans cesse des ailes avec un mouvement rapide, sans cependant changer de place, comme pour écarter l'ennemi qui venait de s'approcher, tandis que, dans toute autre circonstance, elle se serait d'abord envolée ou aurait tenté de s'enfuir, ce qui prouve qu'elle ne restait là que pour la défense de ses petits. M. Modeer a observé que c'est principalement contre le mâle de son espèce que la Punaise mère se trouve obligée de défendre ses petits, parce qu'il cherche à les dévorer partout où il les rencontre ; et c'est alors qu'elle ne manque jamais de tâcher de les garantir de tout son pouvoir contre ses attaques ».

Le style de Fabre

J.H. Fabre dans ses Souvenirs entomologiques (T.VIII), dans son chapitre « Les Pentatomes », transcrit intégralement ce passage et donne, avec une certaine suffisance, le commentaire suivant : « Cette promenade de poule conduisant ses poussins, ce dévouement contre les attaques du père, enclin à dévorer sa famille, me laisse quelque peu incrédule, sans m'étonner, l'expérience m'ayant appris que les livres sont fertiles en historiettes incapables de supporter les épreuves d'un sévère examen.
Une observation incomplète, mal interprétée, donne le branle. Viennent les compilateurs, qui fidèlement se transmettent le conte, fruit véreux de l'imagination ; et l'erreur, cimentée par les redites, devient article de foi. Sur le Scarabée et sa pilule par exemple, sur le Nécrophore et ses inhumations, l'Hyménoptère prédateur et son gibier, la Cigale et son puits, que n'a-t-on pas écrit avant de parvenir au vrai ? Le réel, tout simple, supérieurement beau, trop souvent nous échappe ; il cède la place à l'imaginaire, d'acquisition moins laborieuse. Au lieu de remonter aux faits et de voir par nous-mêmes, aveuglément nous suivons la tradition.
Aujourd'hui nul n'écrirait quelques lignes sur les Pentatomes sans mentionner le récit incertain du naturaliste suédois, et nul que je sache, ne parle des merveilles authentiques concernant le mécanisme de l'éclosion.
Que peut avoir vu De Geer ? La haute valeur du témoin impose la confiance ; je me permettrai cependant d'expérimenter à mon tour avant d'accepter le dire du maître ».
Jusque là rien à dire et le doute est ici la preuve d'un esprit rationaliste. Cependant Fabre poursuit :
« La Punaise grise, sujet du récit, est plus rare que les autres dans mon voisinage ; sur les romarins de l'enclos, mon champ d'exploitation, j'en trouve trois ou quatre qui, mises sous cloche, ne me donnent pas de ponte. L'échec ne me paraît pas irréparable ; ce que la grise se refuse à me montrer, la verte, la jaunâtre, la bariolée de rouge et de noir, toutes tant qu'elles sont, de conformation pareille et de moeurs similaires, me l'accordent. Dans des espèces si voisines, les soins de famille chez l'une doivent, à quelques détails près, se retrouver chez les autres. Informons-nous alors de quelle façon se comportent, à l'égard des nouveaux-nés, les quatre Pentatomes élevés en captivité. Leur témoignage unanime fera notre conviction ».

Une remise en question

Ici la coupe déborde ! Cet « observateur inimitable » comme l'avait appelé Darwin, raisonne comme un empirique ! Comment peut-on couler dans un même moule les mœurs d'espèces si différentes ? On connaît l'aversion de Fabre pour la systématique et la classification qui lui fait écrire « cette méthode qui néglige les hautes manifestations de la vie pour scruter de nombreux détails cadavériques, trop souvent nous égare sur le réel talent de l'insecte, caractère de bien autre valeur qu'un article de plus ou de moins aux antennes ». Ce qui d'ailleurs ne l'a pas empêché de décrire des espèces nouvelles selon la méthode classique !
Mais ce mépris a eu sur son œuvre des conséquences regrettables, déjà relevées par Ferton, Rabaud, Perès et d'autres. Ici c'est encore plus évident puisqu'il s'agit d'espèces séparables à l'œil nu (sans même examiner des « détails cadavériques ».
Il est d'ailleurs vraisemblable que cherchant une « Punaise grise », sans rigueur systématique et sans se soucier de sa plante-hôte, Fabre a du récolter d'abord des Rhaphigaster nebulosa Poda, espèce bien différente de notre Elasmucha. Et voilà comment un bon observateur peut se fourvoyer à la suite d'une identification imprécise.
Mais l'autodidacte sûr de lui et dénigrant « les maîtres » se croit à même de donner l'estocade et termine ainsi son chapitre.
« Le bon De Geer me semble avoir été dupe de pareilles rencontres où ne sont pour rien les maternelles sollicitudes. Un peu de couleur, embellissement involontaire, a parachevé le tableau ; et depuis sont vantées dans les livres les vertus familiales de la Punaise grise. »
Et pourtant n'a-t-il pas lui-même disserté sur les « atrocités conjugales » de la Mante religieuse ?

Que faire de Fabre ?

Cet exemple est la justification d'un sous-titre sciemment provocateur. Non, Fabre n'est pas à jeter aux orties ! Il reste un merveilleux conteur qui charme par la musique des phrases et la richesse des images. C'est ce style qui a éveillé la vocation de bien des jeunes naturalistes et de nombreux éthologistes qui ne le renient pas. Certes il fut un bon investigateur et nombre de ses observations sont exactes et correctement analysées comme l'ont montré des expérimentateurs modernes. Mais ceux qui, aujourd'hui, tentent de le réhabiliter, comme s'il en avait besoin, ne doivent pas dissimuler ses erreurs de raisonnement. Et même si la lecture des Souvenirs entomologiques est quelque fois décevante, elle est toujours captivante et enrichissante.

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Pour en savoir plus

A. Couturier - 1946 - Remarques sur le curieux comportement d'Elasmucha grisea L. L'entomologiste, 2, 189-192.
C. De Geer -1773 - Mémoires pour servir à l'histoire des insectes, 3, 261-266.
J.H. Fabre - Souvenirs entomologiques. L'édition définitive illustrée (1920-24) a fait l'objet de deux rééditions actuellement dans le commerce : 10 vol. ; Sciences nat (1985-88) ; 2 vol, Laffont, coll. Bouquins (1989).
E. Rabaud - 1924 - J.H. Fabre et la Science, Chiron, 144 p.
F. Schumacher - 1917 - Brutpflege bei der Wanze Clinocoris griseus L. Ent. Mitt., 6,243-249.


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