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Indifférence ou hostilité des
Insectes et des Fleurs
Les gens de science ne sont pas exempts de cette infirmité. Lorsqu'ils ont assemblé un certain nombre de faits qui semblent se grouper autour d'une idée séduisante, ils s'éprennent volontiers de cette idée et la laissent envahir leur esprit. Dès lors, comme ces amoureux qui découvrent dans tout visage quelque trait du visage aimé, ils la voient poindre en toute chose, et finissent par en faire la dominatrice des phénomènes. C'est ce qui est arrivé pour le finalisme d'Aristote, pour la sélection naturelle de Darwin, pour la croyance à l'unité et à la continuité du monde, et pour bien d'autres systèmes, dont le plus merveilleux est cette « Philosophie de la nature » imaginée par Oken, qui ravagea les écoles allemandes au commencement du XIXe siècle, atteignit jusqu'à Goethe, et par laquelle Cuvier reprochait même à Geoffroy-Saint-Hilaire de s'être laissé contaminer. Elle était dominée par la pensée flatteuse que l'homme est le résumé de l'univers; que tout ce qui existe se retrouve en lui et réciproquement; or le plan de l'organisme humain est condensé dans le squelette; le squelette n'est qu'une suite de vertèbres; la vertèbre représente donc le plan môme du monde, et devant les mystères qu'elle recèle, le front de tout penseur doit s'incliner. Les élèves d'Oken tiraient de là quelques conclusions secondaires qui ne manquaient pas d'intérêt pratique, comme celle-ci : L'homme est le centre du monde, il a lui-même un centre, son nombril. Tout organisme doit être symétrique par rapport à ce centre; d'un côté du nombril il y a la queue, de l'autre la tète; la queue est faite de vertèbres, la tète doit donc, malgré les apparences contraires, être faite elle aussi de vertèbres. C'est l'origine de cette théorie vertébrale du crâne qui a fait veiller tant de naturalistes, vider tant d'encriers, et n'a pas dit encore son dernier mot.
J'ai exposé dans le chapitre précédent un certain nombre de faits qui semblent indiquer l'existence d'une merveilleuse harmonie entre les insectes et les fleurs ; à s'en tenir à ces faits on serait tenté de croire, comme Hermann Millier, qu'une ingénieuse providence a combiné les choses de telle façon que les fleurs ne puissent accomplir leur œuvre de reproduction sans l'intervention des insectes, que leurs couleurs brillantes ou leur parfum n'aient d'autre but que de les attirer et que leurs formes si diverses n'aient été imaginées que pour leur faciliter leur tâche. Elles en seraient même arrivées quelquefois à leur ressembler comme les Ophrys, ces jolies orchidées de nos prairies, à qui leur forme et leur couleur ont valu les noms d’Ophrys frelon, Ophrys mouche, Ophrys abeille, Ophrys bombyx, et encore Ophrys araignée ou Ophrys oiseau. Ces ressemblances, loin d'être de simples coïncidences, comme on pourrait le supposer, seraient une sorte de « camouflage » par lequel serait trompé et attiré l'insecte fécondateur.
Finalement, tout le mal que se serait donné la nature pour former entre les insectes et les fleurs un ménage régulier aurait eu pour objet d'assurer aux plantes les bénéfices de là fécondation croisée et d'empêcher les mariages consanguins qui sont une cause d'affaiblissement pour les races les mieux trempées. Darwin cite d'autres dispositions qui, paraissant tendre au môme but, semblent confirmer cette interprétation. Au bord des eaux, par exemple, pousse dans nos pays une magnifique plante à fleurs d'un beau rouge, la Salicaire. Ses fleurs ont douze étamines : six grandes et six petites; leur ovaire est surmonté d'un style qui, sur des pieds différents, peut être soit plus grand soit plus petit que toutes les étamines, soit de longueur intermédiaire. Il y a dont; ici trois sortes de fleurs; il en est de même chez diverses Oxalides et chez les Ponlederia, curieuses plantes asiatiques dont les feuilles, renflées à leur base, constituent des flotteurs remplis d'air qui maintiennent la plante à la surface de l'eau, dans laquelle plongent ses racines finement ramifiées. Les grandes étamines des Salicaires fécondent seulement les fleurs à long style, les petites étamines les fleurs à court style, et les fleurs à style moyen ne peuvent être fécondées que par les grandes étamines des fleurs à long style et les petites étamines des fleurs à court style. Il en résulte divers modes de croisement parmi lesquels ceux qui se reproduisent entre longues étamines et longs styles ou entre courtes étamines et courts styles sont les plus féconds.
Les Primevères, le Lin, le Sarrasin, les Quinquinas, dont les étamines sont égales, ont aussi deux sortes de fleurs, les unes à long, les autres à court style, entre lesquelles quatre sortes de métissages peuvent être réalisés et ce sont encore les métissages entre fleurs à long style et fleurs à longues étamines, c'est-à-dire entre les plantes dont les fleurs sont le plus différentes, qui donnent les meilleurs résultats.
De longues expériences portant sur de nombreuses espèces de plantes montrent que dans les plantes qui n'ont qu'une seule forme de fleurs les métis ont une supériorité marquée sur les individus appartenant à une même lignée. Ils fleurissent plus tôt, plus abondamment, supportent mieux les variations de température, les excès du froid ou de la chaleur, et vivent plus longtemps.
Malgré tous ces avantages, il y a des plantes chez lesquelles toutes les précautions semblent prises pour assurer l'autofécondation. Telle est la paradoxale Parnassie des marais. Elle n'est pas rare, et on la reconnaît tout de suite à la blancheur éclatante de sa corolle aux pétales épais, une corolle, pourrait-on dire, de fleur cossue. Elle a un appareil nectarifère des plus apparents; au-dessus de chacun des cinq pétales se trouve un appendice vert ayant la forme d'une main dont les doigts ouverts et nombreux se termineraient chacun par une petite boule engluée de nectar. Les insectes cependant ne la visitent guère et elle n'a pas besoin d'eux. Les cinq étamines, d'abord courtes, s'allongent successivement et chacune d'elles, quand elle a atteint sa longueur définitive se dresse, se courbe, vient se poser sur le sommet de l'ovaire et répand sur lui son pollen.
Les étamines des fleurs de Rue, de Fraxinelle, de Capucine, de Géranium, de Saxifrage, etc., ont des mouvements analogues tendant au même but. Il en est de môme des étamines d'épine-vinette qui se meuvent d'ailleurs au moindre attouchement. Celles des Volubilis s'allongent brusquement au moment de la fécondation et viennent frotter leurs anthères chargées de pollen contre le stigmate de l'ovaire. La nature capricieuse, qui tout à l'heure favorisait la fécondation croisée, semble favoriser maintenant la fécondation directe, et l'on ne peut trouver d'autre formule pour exprimer ces contradictions que celle-ci : « Tout ce qui est possible se fait ». Dans les choses possibles, il ne faut pas s'étonner qu'il y en ait de merveilleuses parmi toutes celles qui se sont réalisées depuis des millions d'années que la vie s'est emparée de la Terre.
Les insectes qui, au lieu de transporter le pollen, le mangent ou le récoltent pour le faire manger à leurs larves ne sont pas rares, et c'est là un autre curieux démenti à la théorie de la fraternelle alliance des insectes et des fleurs.
Les grosses cétoines, semblables à des hannetons dorés, viennent se poser au coeur des roses et, dans ce lit somptueux, se gorgent, non de nectar, mais de pollen ; les trichies, dorées comme elles, ou barrées de jaune et de noir, n'en sont pas moins friandes et les abeilles possèdent même des appareils spéciaux pour récolter le pollen qui entre dans la composition de la pâtée de leurs larves. A vrai dire, beaucoup d'autres insectes prétendus fécondateurs se soucient tellement peu des fleurs qu'ils mangent infiniment plus de pollen qu'ils n'en transportent et font ainsi chèrement payer leurs involontaires services; .ils s'attaquent, il est vrai, de préférence aux fleurs qui présentent de nombreuses étamines telles que les pavots, les hélianthèmes et les roses, ou qui en ont de très grosses comme les pommes de terre ; mais c'est par gourmandise.
D'autres insectes ont trouvé trop compliqués les obstacles accumulés à l'entrée de certaines fleurs pour les obliger au rôle de fécondateurs et les ont tout bonnement tournés. Tout le monde connaît les gueules-de-loup, ces fleurs singulières dont la corolle à deux lèvres s'ouvre comme pour mordre quand on la presse entre deux doigts, près des commissures de ses lèvres. Derrière celles-ci, la fleur se prolonge en une sorte d'urne au fond de laquelle s'accumule le nectar. Consciencieusement, pour aller chercher le jus sucré, les abeilles se posent sur la lèvre inférieure de la fleur, soulèvent la lèvre supérieure, s'engagent dans la gueule ainsi ouverte, frôlent successivement, en passant les quatre étamines rassemblées, deux longues et deux courtes, contre la lèvre supérieure, chargeant ainsi leurs ailes de pollen, boivent le nectar, et s'en vont par le chemin déjà parcouru, non sans avoir ramassé avec leurs pattes une nouvelle quantité de pollen tombé sur un tapis de velours tendu sur la lèvre inférieure. Tout est ici conforme à la théorie. Mais voici venir les bourdons moins patients, et peut-être trop gros pour se poser sur la lèvre inférieure de la gueule. Ils saisissent tout simplement la fleur entière entre leurs pattes, font un trou près du fond de l'urne dont les lèvres forment le rebord, et par ce trou hument le nectar sans avoir touché aux étamines. Il y a même, ce qui parait un comble, des papillons qui dédaignent les fleurs. Le plus beau des papillons diurnes de nos forêts, le superbe grand-mars aux ailes d'un bleu changeant barrées de blanc, se plaît à aspirer les sucs des bouses de vache. L'ophidère des îles Mascareignes et l'ophiusie du cap de Bonne-Espérance sont plus délicats. Ces papillons de nuit préfèrent aux fleurs d'oranger les oranges elles-mêmes. M. Kûnckel, bien connu par ses travaux sur les métamorphoses des insectes, sur les moyens de lutter contre les invasions des sauterelles, sur le développement des mylabres, voisins des cantharides et par une longue série d'autres observations délicates, leur a découvert une trompe pointue, taillée en fer de lance. Ils enfoncent cette trompe dans l'écorce de l'orange, arrivent jusqu'à la pulpe et se gorgent de son suc. Le papillon, après son repas, retire sa trompe et s'en va. Ceci ne semble pas, au premier abord, tirer à conséquence; la petite quantité dé suc que peut prélever un papillon ne saurait amoindrir beaucoup une orange. Malheureusement, le trou qu'a fait sa trompe demeure béant et laisse sourdre une petite quantité de jus sucré. Il se trouve toujours à portée quelque spore de moisissure qui s'en nourrit et s'allonge en un filament jusqu'à la petite porte ouverte. Le filament pénètre par là dans le fruit, s'y ramifie à l'infini, l'envahit tout entier, après quoi l'orange, pourrie, tombe. Non seulement le papillon a omis de remplir son rôle d'insecte fécondateur, mais il a détruit le fruit produit d'une fécondation opérée sans lui. Les ophidères et les ophiusies sont ainsi devenues des insectes nuisibles au même titre que les larves de mouches qui se logent dans les cerises, que les chenilles qui vivent dans les pommes, que les charançons divers dont les larves rongent les grains de blé, les pois et les noisettes.
Par contre, certaines fleurs peu endurantes prennent
largement leur revanche; elles capturent les imprudents qui viennent se poser
sur elles. M. Kûnckel d'Herculais a réuni de nombreux traits relatifs à
l'histoire de ces fleurs-pièges, meurtrières, elles aussi, sans le vouloir, et,
du reste, sans aucun profit, des insectes qui les visitent. Elles appartiennent
à des familles qui semblent, au premier abord, de tout repos. Les douces
pervenches ont pour voisins les apocyns dont de nombreuses espèces sont fatales
à tout insecte qui vient se poser sur eux ; tels sont l'apocyn de Syrie, le
petit apocyn du Canada, signalé par Cornety dès
Parfois ces résultats sont merveilleux, et notre rôle est alors de rechercher comment ils ont été atteints; d'autres fois, ils semblent, comme les captures que nous venons de relater, aller à l’encontre de toute logique. N'est-il pas contradictoire que des fleurs tuent les insectes qui pourraient être, pour leur propre espèce, de précieux agents de fécondation ?
Il n'y a pas, du reste, que les fleurs qui capturent les insectes; les feuilles se mettent aussi de la partie. Darwin a écrit tout un livre sur les Plantes carnivores qui digèrent les insectes qu'elles capturent. Telles sont les Drosera de nos marécages, dont les feuilles sont couvertes de véritables tentacules préhenseurs qui se rabattent sur les insectes et les engluent dans les gouttelettes de sirop transparent qu'ils portent à leur extrémité; la célèbre dionée gobe-mouche, dont la feuille bilobée porte sur le milieu de chaque lobe trois petites pointes sensibles qui font rapprocher brusquement, au moindre attouchement, les deux lobes entre lesquels l'insecte demeure prisonnier; les Aldrovandia et les utriculaires de nos eaux douces qui se comportent à peu près de la même façon vis-à-vis des petits crustacés ; les Pétunia et certains oeillets couverts de glu ; les étonnants népenthès aux feuilles terminées chacune par une urne munie de son couvercle; les Sarracenia dont les feuilles ont un long pétiole enroulé en un cornet que le limbe peut recouvrir et qui embouteillent ainsi les insectes attirés par le liquide fétide qui s'assemble au fond du cornet.
Ici, du moins, la capture a quelque utilité pour la plante qui se nourrit de son gibier; mais pourquoi ces braves plantes sont-elles ainsi devenues d'impitoyables chasseresses, au lieu de vivre, de l'air du temps, des rayons du soleil et de l'eau tombée des nuages sur le sol ? C'est que leurs feuilles, au lieu de miellée, sécrètent un suc digestif qui, au cours des temps, a trouvé son emploi.
À travers le monde vivant (par Edmond Perrier), E. Flammarion (Paris), 360 p. (1916)
Les insectes de la Belle Époque
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