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CHEZ L'ENTOMOLOGISTE J.-H. FABRE

Personne n'ignore aujourd'hui le nom de Joseph Fabre, le savant entomologiste de Sérignan. Les distinctions dont il a été l'objet, les visites flatteuses du Ministre du commerce, puis du Président de la République lui-même ont attiré l'attention de tous sur l'auguste vieillard. Les journaux les plus divers ont parlé de ses œuvres, et porté aux quatre coins du globe la photographie de cette physionomie si caractérisée. Aussi j'affronte peut-être une grosse difficulté en voulant à mon tour parler de lui. Je me demande en effet si .ma plume, habituée plutôt aux sévères rédactions d'une prescription médicale, saura trouver des expressions en rapport avec la particulière poésie du sujet.

Cependant des conditions toutes spéciales m'ayant permis d'arriver plusieurs fois jusqu'au savant et de passer en son instructive compagnie de longs moments trop courts à mon gré, j'ai pu glaner quelques détails inédits, capables, je crois, de mettre en lumière quelques points encore inconnus de cette grande figure, et qu'il m'a paru intéressant de ne pas laisser dans l'ombre.

Ce fut d'ailleurs avec l'intention d'en offrir la teneur à notre Compagnie que je les avais, je puis dire, jalousement recueillis et soigneusement notés, là-bas, au jour le jour.
Faut-il vous dire comment d'Orange on arrive à Sérignan par la route poudreuse, bordée de cyprès et de cannes de Provence pour amortir la violence de l'âpre mistral ? vous parler du bouquet d'arbres surgissant brusquement à un détour de la route et au milieu duquel se voit la grande grille de fer, peinte en vert, qui donne accès dans la cour sablée, en avant de la maison spacieuse, orientée au midi, etc., etc. ? Toutes ces choses ont été déjà décrites.

Je supposerai que nous avons déjà pénétré dans la place et le mot n'est pas trop fort pour la situation. Il est, en effet, malaisé actuellement d'être admis auprès de l'octogénaire devenu, depuis quelques années, plus retiré encore que jadis, à cause de son grand âge, de sa cécité presque complète et de sa faiblesse générale qu'ont encore accrue les malheurs qui l'ont atteint récemment dans ses affections les plus chères.

Avant d'entrer dans la maison, parcourons le jardin et ses dépendances, en faisant ce qu'on appelle le « tour du propriétaire » ; nous y pourrons puiser maint enseignement, non pas que j'aie l'intention défaire ici un cours d'histoire naturelle - je n'en ai pas la compétence et ce n'est pas le lieu -, mais en voyant dans quel milieu a vécu cet homme, de quelle façon il a su préparer ses moyens d'investigation, nous pourrons comprendre quel charme captivant il a trouvé dans ces études en apparence superflues - que d'aucuns, mal informés, seraient même tentés de traiter d'inutiles - quelle grande philosophie il a su en tirer, quels aperçus généraux il a pu en déduire, enfin quelle poésie charmante, supérieure, a peu à peu imprégné et élevé son âme, et se reflète à chaque page de ses livres admirables, grâce auxquels son nom pourra braver toutes les injures du temps.

La partie élégante, j'allais dire bourgeoise, du jardin est séparée de la cour d'entrée par un petit mur aux pierres un peu éraillées, garnies de ces frêles fougères, aux fines découpures, que le vent semble semer à dessein pour masquer les joints élargis et que par une heureuse appellation imitative les botanistes désignent sous le nom de « Cheveux de Vénus ». Le centre de ce jardin est occupé par une immense vasque en pierre où se coudoient les nénuphars aux fleurs de teinte variée, les grands arums, les nelumbiums, etc. Un jet d'eau y projette son continuel susurrement et, sous les gouttes qui retombent en fine pluie, comme s'ils avaient plaisir à recevoir ces minuscules douches, dorment, immobiles, le dos tout empourpré par le soleil, de nombreux cyprins dorés. C'était jadis un délassement pour M. Fabre de venir, après le repas, jeter quelques fragments de pain à la surface de l'eau et de s'amuser aux ébats des poissons qui se lutinaient pour happer la proie attendue.

Quelques allées sinueuses serpentent entre des groupes de verts bambous ou de roses tamaris, sous les rameaux de quelque hêtre roux ou de pin maritime, à travers des massifs dont la ramure feuillue masque intentionnellement la vue du champ voisin, l'harmas.

L'harmas ! Par ce nom de consonance exotique, qu'on croirait abandonné par les Maures lorsqu'ils quittèrent la Provence, on entend, dans la région, un terrain vague, généralement caillouteux, mauvais, impropre à la culture et depuis plus ou moins longtemps délaissé.

Ce fut pour notre savant, enthousiaste ami de la Nature, une véritable joie lorsqu'il put, enfin acquérir ce champ inculte attenant au jardin, et qui depuis longtemps était le but de ses convoitises. Cela devait lui permettre de pouvoir y rencontrer les divers insectes qu'il voulait étudier « sans expéditions « lointaines, écrivait-il, qui dévorent le temps, sans courses « pénibles qui énervent l'attention ». Mais qu'il avait fallu l'attendre longtemps ! Il est vrai de dire, qu'avec son insouciance complète des choses ordinaires de la vie, ne songeant qu'à ses études, à ses observations, le savant n'avait rien fait pour remonter le niveau financier jusqu'alors assez bas dans la maison.

J'ai parcouru cet harmas, au travers duquel se glissent des sentiers capricieusement tortueux au gré des bouquets d'arbrisseaux spontanément développés, que le Maître du lieu s'est bien gardé de contrarier par une taille quelconque qui aurait pu faire dévier leur pousse naturelle.

Dans les portions de champ séparées par ces allées quelle végétation ! tout ce que la Nature dans sa force primitive et âprement sauvage, activée par ce soleil du midi qui fait chanter si fort les cigales, peut faire développer de bizarre, d'insolite, on pourrait dire d'inutile et de mauvais s'est donné rendez-vous dans cet harmas. Il faut mettre une certaine vigilance dans cette visite. Gare aux crocs des rubus, aux aiguilles des aubépines ou des chardons, aux lances des agaves, et surtout aux terribles hameçons des cactus opuntia !

Puis, au milieu de toutes ces ronces, de ces centaurées, de ces plantes aux armes redoutables, les mélisses, les menthes, les lavandes, le serpolet (si gracieusement appelé là-bas « farigoulette »), épanchent leur parfum pénétrant, les calendules montrent leur grosse tête jaune dorée, les anémones leur éclatant bouton rouge, les giroflées leur embaumante grappe. Aussi quelle faune entomologique variée au milieu de cette végétation primitive !

Et je ne pouvais me défendre d'une intense et respectueuse émotion à la pensée que je me trouvais sur ce champ de bataille pacifique où l'homme, par son intelligence, sa volonté, sa ténacité, avait lutté pendant des années contre la Nature pour pénétrer dans ses arcanes, pour lui ravir ses secrets les plus intimes sur la Vie, sur la Mort !
Je ne veux pas énumérer ici tous les insectes que M. Fabre a pu rencontrer et étudier dans cet enclos où chaque espèce trouvait, comme à souhait, les essences végétales particulières dont elle avait besoin pour s'alimenter, les conditions les plus favorables pour échapper à ses ennemis, la sécurité parfaite pour construire son nid et perpétuer sa race en toute tranquillité.

C'est là que, pendant des heures sans fin, que dis-je des journées entières parfois avec une inlassable patience, une persévérance inouïe, immobile, accroupi ou agenouillé, souvent même étendu sur le sol, insensible aussi bien aux éléments qu'aux exigences du corps, M. Fabre restait, malgré l'ardeur et la perçante luminosité du soleil, attentif à surveiller les allées et venues, les ruses, les luttes, les joutes de tel ou tel insecte.

A un moment donné, pour parfaire ses observations, scruter plus profondément certains détails, surprendre avec plus de facilité quelque secret dans la vie intime d'une espèce particulière, le savant recueillait un ou plusieurs individus. Il les enfermait alors dans une grande cage, sorte d'aquarium, à couvercle en toile métallique, pour assurer l'aération, et dont les parois vitrées permettaient d'observer sous tous les angles et à toutes les heures, « la cage aux fauves », comme il l'appelle plaisamment quelque part, et dont on voit encore deux ou trois exemplaires, malheureusement en souffrance, sur le petit mur dont j'ai parlé plus haut, qui sépare le jardin de la cour d'entrée.

Et maintenant de quelle sollicitude le pupille est entouré pour qu'il s'aperçoive le moins possible de sa captivité et continue ses habitudes normales. Doit-il faire son nid dans le sol ? une couche de terre ou de sable est placée dans la cage. Habite-t-il au contraire sur les rameaux d'une plante ou d'un arbre ? On en met à sa disposition, avec les précautions nécessaires pour qu'ils conservent leur fraicheur. Et la nourriture? le ravitaillement pour les espèces carnivores voilà une question ardue, impérieuse, exigeant parfois des tâtonnements répétés, représentant des difficultés graves, nécessitant une longue patience et une grande sagacité. Et c'est alors les interminables stations près de cette ménagerie lilliputienne, se prolongeant parfois plusieurs jours et même plusieurs nuits de suite, pour suivre les diverses phases par lesquelles se déroulera l'existence de l'animal.

Quel colossal travail de minutieuse analyse et plus tard de géniale synthèse, représentent les heures sans nombre, passées ainsi à surveiller la Nature. Est-il étonnant dès lors que d'une plume alerte et saisissante, M. Fabre ait tracé ces merveilleuses descriptions, d'un intérêt si captivant qu'on n'interrompt qu'à regret la lecture commencée ? Comme je le disais plus haut, une immense poésie supérieure a pénétré et soulevé son âme et donné ainsi à son style cette tournure si particulière qui assure à ses écrits une véritable immortalité. Je ne serais pas surpris d'autres l'ont dit aussi, je crois que dans un avenir peu éloigné, certaines pages de ses livres, à l'instar des fables d'Esope ou de La Fontaine, devinssent la nourriture classique de nos jeunes écoliers.

Mais, depuis quelques années il a fallu renoncer à toutes ces chères observations l'âge a enraidi les membres et surtout les yeux se sont usés à ces longues stations au soleil, à ces minutieuses applications. Un régime de vie tout spécial est nécessaire, des séjours prolongés au lit sont indispensables pour ménager les forces qui restent. Depuis deux ans bientôt, une soeur hospitalière ne l'a pas quitté.

Vers onze heures du matin, le vieillard descend de sa chambre et s'installe pour le reste de la journée dans une grande pièce au rez-de-chaussée, ayant une large fenêtre orientée au midi. C'est là qu'il reçoit les rares visiteurs qui peuvent pénétrer jusqu'à lui; Parfois, lorsque le temps est particulièrement favorable, il sort et s'assied sur un fauteuil de jonc, dans la petite cour finement sablée qui sépare la maison du jardin.

Dans la salle du rez-de-chaussée, la porte et la fenêtre sont toujours ouvertes, hiver comme été. Pendant la saison moins chaude et le mistral est parfois bien piquant à Sérignan un haut paravent préserve M. Fabre du courant d'air assez vif qui de la fenêtre vient à la cheminée où rougeoie un beau feu flambant de bois de pin et d'olivier.
Grand, maigre, à la figure pâle et ascétiquement rasée, coiffé d'un large chapeau en feutre noir aux bords à peine relevés, coiffure caractéristique des fêlibres dont il est, avec Mistral, cette autre gloire de la Provence, un des doyens, M. Fabre, âgé actuellement de 90 ans, dont les yeux ont ce regard péniblement vague et indéfinissable de ceux qui ne voient plus, accueille le visiteur avec une réserve tout d'abord peu encourageante. Des réponses brèves, presque monosyllabiques, lentes à sortir, prononcées d'une voix caverneuse, donnent aux débuts de l'entretien une tournure un peu décousue et plutôt pénible.

Puis, après quelques instants, surtout si l'interlocuteur a l'heureuse pensée d'aborder un sujet cher aux réflexions du savant, celui-ci peu à peu se transforme, semble s'éveiller, s'anime et parle alors avec une certaine vivacité, avec cet accent particulier, cette intonation demi-musicale qui donnent un charme si spécial aux conversations de là-bas. Parfois même quelques mots de pur provençal, adjectif sonore ou proverbe populaire, viennent émailler le langage, accentuer une idée, corser un récit, fixer une image. Malheur au Bourguignon qui ne peut en savourer les finesses et la poésie !

N'essayez pas de lui adresser quelque éloge sur la variété étonnante de ses travaux, la ponctualité de ses observations, l'étendue de ses connaissances, il vous dira « Je n'ai jamais rien fait » - sur la vivacité, la clarté, l'élégance, le charme de son style « Je n'ai jamais su écrire » - sur la perfection avec laquelle il a dessiné et peint des centaines de champignons « Cela se fait tout seul. » Et à chaque éloge, à chaque remarque suscitée par l'admiration bien légitime pour ses œuvres, il a une réponse tout empreinte d'une modestie presque farouche, où perce, en même temps qu'une pointe de fine malice, une grosse dose de philosophie, qui déconcertent l'interlocuteur et l'obligent à changer de sujet de conversation.

Par une faveur rarement accordée j'ai pu, à loisir et à plusieurs reprises, passer de longues heures dans ce qu'il appelle « son Laboratoire » et qui, actuellement que les études sont forcément arrêtées par le repos du Maître, mériterait mieux le nom de Musée. C'est une grande salle largement éclairée par trois fenêtres donnant sur la cour d'entrée les autres côtés sont garnis de hautes vitrines où sont très régulièrement et très méthodiquement arrangées de précieuses collections locales ou régionales de tout genre Paléontologie, Conchyliologie, Minéralogie, Préhistoire, Entomologie, Ovologie, etc. La botanique est représentée par une cinquantaine de grands cartons au ventre rebondi où sont accumulées toutes ou presque toutes les plantes sporadiques de la Provence et du Sud-Est de la France.
La mycologie comprend au moins trente ou trente-cinq albums où sont classés par famille des centaines de feuillets sur lesquels sont dessinés et reproduits à l'aquarelle, avec une fidélité de coloris remarquable, en grandeur naturelle, tous les champignons de la Provence. Et ils sont nombreux. Beaucoup sont semblables à ceux de notre région par contre, d'autres en sont profondément différents.

On voit ainsi que M. Fabre, bien qu'il soit connu surtout par ses études sur les mœurs des insectes et qu'il ait fait de l'entomologie l'occupation primordiale de sa vie entière, est un véritable encyclopédiste et qu'il n'a laissé, sans l'étudier, aucune branche de l'histoire naturelle.
Que de choses encore je n'énumère pas n'ayant ni l'intention ni la prétention de dresser ici un inventaire complet de toutes les richesses scientifiques accumulées dans ce « Laboratoire ». Quelques pièces assez importantes méritent cependant de retenir un moment notre attention, soit par leur rareté, soit par la tournure intéressante que M. Fabre a su leur donner.

Je citerai, par exemple, le groupe des deux scorpions jaunes le scorpion languedocien, un des habitants particuliers de la région, dont j'ai pu moi-même recueillir quelques individus et qu'il faut manier avec une certaine prudence à cause du danger assez sérieux que présente sa piqûre.
De fait, sans être mortel pour l'homme, le venin du scorpion languedocien produit chez l'être humain un engourdissement musculaire, une impotence motrice qui l'immobilise pendant un certain temps. Cet effet est assez identique à celui du curare, avec cette différence toutefois que le venin du scorpion n'a heureusement pas assez de toxicité pour agir sur les muscles du cœur et les arrêter comme le fait le curare.

M. Fabre a disposé son groupe des deux scorpions dans la position spéciale où ils se placent pour s'entretuer dos à dos, tête contre tête, thorax et pattes antérieures fixés contre le sol ; ils ont le corps relevé en demi-cercle sur la face dorsale, de façon que les dards situés à l'extrémité de la queue se rencontrent à six ou sept centimètres au-dessus du sol. C'est d'ailleurs la position que prend toujours le scorpion pour attaquer ou se défendre, ainsi que pour tuer sa proie. La saisissant avec ses deux pinces, les pattes thoraciques restant appliquées sur le sol, l'animal relève la queue sur son dos et d'un coup sec, saccadé, frappe la victime qu'il a choisie.

Non loin de là, dans un large tube de verre, vous pouvez voir quelques boules sèches, de couleur gris-verdâtre, au centre desquelles se dessine un point blanc. Que peut bien être cette peu appétissante boulette ? C'est une cachette, et en même temps un grenier d'abondance, que le sagace scarabée doré a confectionné, en roulant entres ses pattes les excréments frais qui constellent la prairie ou la route et en enfermant au centre de la boule un œuf qui se trouvera ainsi à l'abri du froid et du bec des oiseaux et plus tard de la faim, quand de cet œuf sortira une larve. Quelle étonnante perspicacité quel merveilleux instinct Et à contempler toutes ces manifestations de la prévoyante Nature, comment douter de l'existence d'un Créateur et d'un Régulateur de toutes ces industries ?

L'avant-propos écrit par Claude Bernard en tête de ses Leçons sur la Physiologie et la Pathologie du système nerveux commence par les lignes suivantes « Dans leur développement, les sciences présentent toujours deux côtés à considérer l'invention ou la découverte de faits nouveaux et la critique ou la coordination des connaissances acquises. Parmi les hommes qui cultivent chaque science, les uns se proposent pour but d'en porter plus loin les limites, en y introduisant des notions nouvelles; les autres s'attachent plus particulièrement à critiquer les découvertes des premiers dans leurs rapports avec les idées actuelles. »

M. J.-H. Fabre fut un de ces pionniers dont parle l'illustre Professeur du Collège de France. Par un travail considérable et incessant pendant plus de cinquante ans, il a su donner à l'étude des insectes un développement, une impulsion et une précision jusqu'alors inconnus, en même temps que, par ses descriptions pleines d'humour, il a rendu cette étude captivante pour tous, en la présentant sous un jour des plus attrayants.

Ne soyons donc pas surpris des honneurs qui arrivent un peu tardivement peut-être à l'illustre vieillard de Sérignan et surtout réjouissons-nous que ce soit notre sol français qui ait donné naissance à cette grande gloire contemporaine, maintenant mondiale.

Dr Biot,
Membre titulaire.
Présenté à la séance du 6 novembre 1913
Annales de l'Académie de Mâcon : société des arts, sciences, belles-lettres et d'agriculture.



Les insectes de la Belle Époque

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