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Parmi les insectes pour lesquels les pucerons constituent un gibier de choix, un provende toujours inépuisée, il faut citer la larve d’un névroptère, l’Hémérobe. Celle-ci, d’un peu moins d’un centimètre de long, n’a pas un aspect sympathique. Je ne saurais mieux la comparer qu’à un pou dont le corps serait poilu, ou mieux encore à la larve ingénieuse du fourmi-lion, à laquelle elle ressemble beaucoup par ses deux mandibules, minces, arquées et relativement longues. Haute de pattes, preste d’allure, la larve chemine sur les tiges des plantes en se faisant un point d’appui du bout de son intestin, ce qui lui donne encore l’air plus disgracieux. Sa rencontre avec les pucerons n’a rien de palpitant. Quand elle rencontre une bande de pucerons, elle s’installe au milieu d’eux et en saisit un en particulier avec ses longues mandibules ; On s’attend à la voir effectuer des mouvements de mastication avant d’ingurgiter sa victime ; Il n’en est rien. L’infortuné puceron reste embroché par les mandibules et ne manifeste son étonnement que par de faibles mouvements de pattes ou d’antennes. Mais bientôt les choses changent. Le puceron devient rapidement moins gros, sa peau se plisse et s’affaisse comme un ballon qui se dégonfle ; finalement, ce n’est plus qu’une loque, qu’une mince pellicule que l’Hémérobe abandonne dédaigneusement pour courir à d’autres pièces de gibier. On a l’explication de ce dégonflement en examinant les mandibules de la larve qui, au lieu d’être pleines, comme elles le paraissent, sont creusées d’un mince canal s’ouvrant tout près de la pointe par un mince pertuis. C’est par ce tunnel que la matière nutritive du puceron passe dans le corps de l’Hémérobe ; un simple mouvement de succion suffit à ce repas : la larve ne mange qu’à l’aide d’un chalumeau.
Une espèce d’Hémérobe a des mœurs bien curieuses. Au lieu de rejeter les pucerons qu’elle a vidés, elle les fait glisser sur son dos où ils constituent un vêtement exempt de banalité. La larve trouve sans doute avantage à cette parure ; grâce à son couvert, on la prend pour une escouade de pucerons et elle peut circuler parmi ceux-ci sans leur donner l’éveil du danger couru. Mais sans doute est-ce là un soin superflu et, peut-être, en se garnissant de la dépouille de ses victimes, la larve ne songe-t-elle qu’à se parer, de même que le Huron se nouait autour de la ceinture les chevelures des ennemis scalpés.
Quand la larve de l’Hémérobe a acquis l’embonpoint
nécessaire, elle s’arrête et, à l’intérieur d’une coque, subit la nymphose. Peu
de temps après, la nymphe, à son tour, se transforme en un insecte adulte, qui
se présente sous la forme d’une petite mouche à quatre ailes, de 4 à
Ce que l’adulte présente de particulier, c’est sa ponte. Sur les feuilles où elle est généralement déposée, elle se montre formée d’un certain nombre d’œufs supportés chacun par une longue soie raide dressée verticalement : c’est une ponte sur pilotis. Elle donne un peu l’impression d’une moisissure terminée par une tête à spores ; les paysans s’y trompent souvent et la prennent pour une maladie cryptogamique d’un genre nouveau. Ils la détruisent d’un coup de pouce, ce en quoi ils ont tort puisqu’ils font ainsi périr tout un bataillon de leurs auxiliaires.
Dans cette œuvre de destruction de la gent puceronnière, l’Hémérobe est puissamment aidée par une autre larve, celle d’un diptère, le Syrphe. En raison de ses mœurs, Réaumur l’appelait le « Lion des pucerons », épithète qui ne manque pas de pittoresque. Fabre a décrit admirablement le carnage qu’il opère parmi les ennemis des plantes.
« D’un mouvement glutineux de sangsue, un ver bariolé de blanc, de rouge et de noir rampe sur le troupeau. Il se fixe sur la large base de son arrière ; il dresse son avant pointu, le projette d’un élan brusque, le brandit, le contorsionne, le rabat sur la couche de poux, au hasard. Que le harpon mandibulaire retombe ici ou ailleurs, le coup fait toujours prise, car la proie est partout. L’ogre aveugle pique à l’aventure, certain de happer dans n’importe quel sens autour de lui. Un puceron est enlevé à la pointe de la fourchette buccale, qui aussitôt se retire. Un piston guttural avance et recule ; un jeu de pompe vide la pièce. L’appréhendé un moment gigote. C’est fait. Le puceron est tari. D’un brusque mouvement de tête, le ver rejette de côté la peau chiffonnée. Tout de suite à un autre, puis à d’autres encore, jusqu’à satiété. Enfin le goulu, pour le moment, en a assez. Il se contracte, il somnole, il digère. Dans quelques instants il va recommencer. Or que fait le troupeau pendant le massacre ? Nul ne bouge, sauf l’extirpé du banc des poux ; nul parmi les voisins du saisi ne donne signe d’inquiétude. La vie n’est pas chose tellement sérieuse qu’un puceron s’émeuve pour la conserver. Tant que le suçoir est implanté au bon endroit, à quoi bon se laisser troubler la digestion par l’imminence de la mort ? Autour de lui, flanc contre flanc, les compagnons disparaissent, cueillis un à un par le monstre, et l’impassible suceur n’a pas un trémoussement d’inquiétude. C’est l’indifférence du brin de gazon au sort de ses pareils lorsque le mouton passe, broutant la pelouse. Cependant la gluante reptation du ver arrache, de çà, de là, quelques poux de la couche. Ces délogés trottinent, cherchant vite une place où s’installer de nouveau. Parfois ils montent sur le dos de l’ennemi, se laissent voiturer par le monstre dont ils méconnaissent le terrible appétit. D’autres, lorsque l’un d’eux est harponné, sont englués par l’humeur s’écoulant de l’éventré et pendent en grappes aux babines du ver. Ceux-là, encore intacts et sur le seuil de la machine à engloutir, font-ils du moins quelques efforts pour se mettre à l’écart ? Point : ils attendent d’être vidés à la bouchée suivante. Le massacreur va vite en besogne, d’autant plus qu’il n’est guère économe des vivres. Quand il n’y en aura plus, il y en aura encore. Saisi par la bedaine, un puceron est éventré. Le morceau ne convient pas. La pièce dédaignée est jetée de côté, tout aussitôt remplacée par une seconde. Rejetée elle aussi. D’autres suivent, parfois nombreuses, avant que le ver ait trouvé à son goût. Or, autant de pincés, autant d’agonisants, car les crocs font chaque fois blessure mortelle. Aussi par le passage du ver reste un charnier de peaux vidées à fond, de morts et de mourants, sillage de l’exterminateur. La curiosité m’est venue d’évaluer par à peu près le nombre des victimes. J’ai mis le massacreur en tube de verre avec un rameau de genêt tout couvert de pucerons. En une nuit, le ver a dénudé le rameau de son écorce animale sur une longueur de seize centimètres, ce qui représente trois cents poux environ. Ce chiffre affirme quelques milliers pour la consommation totale en deux à trois semaines, durée du ver. »
Les mangeurs de pucerons.
En haut : à gauche, Chalcidiens, en dessous Coccinelle à 7 points ; adulte au vol et posé, nymphe et larve.
A droite, Syrphe du groseillier, loque, larve et adulte au vol.
En bas, Hémérobe perle, cocon, ponte, larve couverte de dépouilles de pucerons, adulte au vol (figures grossies).
Grands destructeurs aussi de pucerons sont les coccinelles, les « Bêtes à bon Dieu » que connaissent tous les enfants. Avec leur air de ne pas y toucher, elles savent fort bien tordre le cou à des pucerons et les déchiqueter en petits morceaux pour les engloutir. Leur air bon enfant n’est qu’un trompe-l’œil et, sous leur dos bombé et rougeâtre garni de points noirs, elles cachent une âme de bandit.
Les pucerons ont encore d’autres ennemis procédant d’une manière plus insidieuse. Ce sont de minuscules hyménoptères appartenant à la série des Chalcidiens. Les adultes (d’environ un à deux millimètres de long) fréquentent les hordes de pucerons, non pour s’en nourrir, mais pour déposer leurs œufs dans le corps des malheureuses bêtes.
« En voici un, dit Fabre, qui tout guilleret, va et vient sur le dos du troupeau. Il choisit du regard une pièce à sa convenance. Elle est trouvée. Faute d’appui direct sur la tige, tant la couche de pucerons est compacte, l’insecte s’assied, c’est le mot, sur l’un des pucerons entourant la victime choisie ; puis il ramène en avant le ventre de façon que la pointe de l’outil soit sous les yeux de l’opérateur. Ainsi se verra manœuvrer la machine, ainsi sera mieux dirigée la sonde vers le point mathématique qu’il s’agit d’atteindre sans tuer le patient.. La lardoire est dégainée, courte et fine. Sans hésitation appréciable, elle plonge dans la panse, molle vésicule de beurre. Le puceron atteint ne proteste nullement, l’affaire est conduite en douceur. Bah ! ça y est : un œuf est en place dans la bedaine dodue. Le chalcidien rengaine son bistouri. Il se frotte les pattes postérieures l’une contre l’autre ; il se lustre les ailes avec les tarses mouillés de salive. À n’en pas douter, c’est la marque de satisfaction : le coup de sonde a réussi. Vite à d’autres. Un second choix est fait, un troisième, un quatrième, séparés de courts intervalles de repos. Et cela dans des jours et des jours, tant que les ovaires ne sont pas épuisés. »
L’œuf enfermé dans le puceron ne tarde pas à donner naissance à une larve, laquelle se met en demeure de ronger progressivement son hôte et de le faire mourir à petit feu. Finalement la larve est enfermée dans la peau desséchée du puceron qu’elle tapisse à l’intérieur de soie et dont elle fait ainsi élégant coffret ; elle s’y transforme en nymphe, puis en adulte qui en sort par une ouverture pratiquée sur le dos de la dépouille.
Henri Coupin, La Nature, 2e sem. 1904, p. 263 à 266.
Les insectes de la Belle Époque
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