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Les insectes de la Belle Époque


UNE FOURMI PROVIDENTIELLE

On sait que depuis quelques années – depuis 1894 exactement – les planteurs de coton des États-Unis du Sud sont fortement ennuyés des ravages qu’occasionnent dans leurs plantations un insecte qui porte le nom d’« Anthonomus grandis ». Cet insecte s’attaque à la graine, et, en détruisant la fibre qui constitue le coton, il réduit de beaucoup le rendement. Ayant réussi à se faufiler dans les cultures du Texas, il y a pris un pied si ferme et a si bien étendu son domaine que, l’année dernière, il a coûté aux planteurs du Texas seul une perte de plus de 60 millions de francs. En 1902, il les a privés de 50 millions : et depuis qu’il est installé dans le pays il lui a coûté 250 millions au bas mot. Comme l’aire de son habitat s’étend chaque année, et cela de près de 80 kilomètres par an, on est en droit de craindre que l’Anthonome ne s’établisse dans les territoires adjacents, et n’envahisse la région des États-Unis dont le coton est la principale culture. L’inquiétude des planteurs de la Louisiane, de la Virginie, de la Géorgie, etc. est plus que justifiée. Elle l’est d’autant plus que toutes les méthodes imaginées jusqu’ici pour combattre le fléau se sont montrées inefficaces. En présence de cette situation d’une incontestable gravité pour les intérêts économiques des États-Unis, qui sont, pour le présent, - mais il n’en sera pas toujours ainsi, – la principale source du coton utilisé dans le monde entier, le service entomologique du Ministère des États-Unis a décidé d’envoyer un de ses entomologistes dans la région qu’on pouvait considérer comme étant le pays d’origine du parasite, afin de voir si dans ce pays il n’existait pas quelque ennemis naturel qui le tint en respect, et qu’on pourrait importer aux Etats-Unis pour y continuer sa tâche. M.O.F. Cook fut désigné pour cette mission ; et il partit pour le Guatemala, où le coton existe, et où l’Anthonome existe aussi. Dès le 20 avril dernier (voir le Bulletin 39 du « Bureau of Entomology » du Ministère de l’Agriculture de Washington) M.O.F. Cook eut la satisfaction de mettre la main – à Alta Vera Paz – sur un animal qui, le lendemain, même se révéla comme un ennemi acharné et infatigable destructeur d’Anthonomes. Cet insecte porte le nom commun de « Kelep » au Guatemala ; c’est une fourmi. Son état civil n’a pas encore été élucidé. Est-ce une espèce non encore observée ? C’est peu probable. En tout cas, son nom scientifique nous reste inconnu, pour le présent. Ce n’est d’ailleurs qu’un très petit malheur ; il sera prochainement réparé : ce qui est le plus intéressant dans l’affaire du « kelep », c’est que M.O F. Cook a trouvé en lui un grand massacreur d’Anthonomes. Ce premier point établi, M. Cook a cherché à introduire la fourmi au Texas ; malgré les difficultés du voyage il a réussi à ramener dans son pays quelque 4 000 « keleps », en 89 colonies. Il les avait si bien installées, que, sur ces 4 000, il n’en a guère perdu qu’un douzaine durant le trajet : douze fourmis seulement ont péri durant le mois qu’a pris le trajet du Guatemala au Texas. Ces colonies ont été installées en différentes localités infestées par l’Anthonome, et l’on espère qu’elles feront, au Texas, la besogne qu’elles font si bien au Guatemala. Mais sur ce point, on ne peut rien dire encore : le temps montrera si le « kelep » conserve ses vertus aux États-Unis.

En attendant de savoir ce qu’il fera pour la culture du coton, on peut toutefois donner quelques renseignements sur sa manière de vivre ordinaire. Le « kelep » vit dans des terriers, dans le sol. Ces terriers se trouvent à une faible profondeur : leur longueur varie de 30 cm à un mètre. Chaque terrier comprend de 3 à 6 petites chambres, réunies par des galeries. La reine, avec des œufs et de jeunes larves, occupe généralement la chambre la plus profonde ; les autres fourmis occupent le restant du logis. Une chambre, toutefois, sert de charnier : les fourmis y accumulent les restes (les carapaces, les ailes, etc.), des insectes dont elles ont dévoré les parties molles. Dans ce charnier différents parasites ont élus domicile : un mollusque, un ver, et différents insectes. On n’y trouve point de cadavres de fourmis : leur charnier ne leur sert pas de cimetière : elles jettent les défuntes hors du nid, au loin : elles ne les accumulent pas dans une chambre spéciale comme le font les autres fourmis. Le plus souvent, l’entrée du terrier se trouve au pied de l’arbuste qui donne le coton : la colonie se trouve de la sorte à côté de son terrain de chasse. Elle paraît faire du bien à l’arbuste, peut-être en aérant le sol où plongent ses racines ; car les arbustes les plus vigoureux sont généralement ceux qui ont un nid à leur pied, dans leurs racines. Ce sont aussi ceux qui présentent le moins d’Anthonomes, puisque les fourmis les escaladent sans cesse, à la recherche de leur proie.

La fourmi kelep est essentiellement carnassière. Elle ne vit que de proies animales. Elle leur donne la chasse de manière très pondérée et délibérée : elle n’a rien de nerveux ou de précipité. Fait à noter en passant : elle ne s’attaque jamais à une proie morte, ou à un insecte immobile pouvant paraître mort. Un Anthonome qui a l’esprit de se tenir tranquille devant un « kelep » qui le considère, immobile, antennes et mandibules étendues, a toutes les chances de s’en tirer s’il continue à paraître mort assez longtemps. Dès qu’il remue, par contre, il est perdu. La fourmi voit qu’elle a affaire à du gibier vivant et elle fond dessus sans perdre un instant. Le plus souvent, elle le pique, et la piqûre, faite dans un des défauts de la carapace de l’Anthonome, paraît exercer un effet paralysant. Mais elle ne pique pas toujours, et, à l’occasion, se contente de saisir l’ennemi, et de l’enlever jusqu’à son nid. Celui-ci reste immobile, comme s’il faisait le mort, mais c’est trop tard. Et, au nid, il est écartelé et dévoré. Les Anthonomes paralysés sont-ils mis en réserve, et peuvent-ils, quoique paralysés, continuer à vivre, et garder de la sorte de la viande fraîche à leurs bourreaux ? On ne sait encore. Au reste, le « kelep » ne mastique pas ses aliments : il déchire sa proie, et ensuite en suce les sucs, tenant le cadavre entre ses pattes de devant, comme le ferait un écureuil s’il était carnivore.

Dans son pays d’origine, le « kelep » s’attaque principalement à l’Anthonome : mais, à l’occasion, il s’en prend aussi à d’autres espèces. Fera-t-il de même au Texas ? La question a son importance. Car s’il fait la guerre à certains insectes nuisibles tout sera pour le mieux. Déjà on sait qu’il extermine fort bien les fourmis coupeuses de feuilles qui sont si gênantes au Texas. Mais s’il s’attaque aux insectes utiles aussi, la satisfaction des agriculteurs sera moindre. A vrai dire, pour le moment, le « kelep » semble très bien comprendre ce qu’on attend de lui. Il massacre les Anthonomes et certains insectes malfaisants ; il respecte d’autres insectes, qui sont utiles. On ne peut dire toutefois ce qu’il fera le jour où devant ses agressions l’Anthonome aura disparu. L’affaire de la mangouste en Jamaïque montre que les bienfaiteurs du jour peuvent devenir les fléaux du lendemain. Mais nous n’en sommes pas là : il faut d’abord que le « kelep » s’établisse solidement au Texas et qu’il y fasse la besogne pour laquelle il a été invité. On verra plus tard s’il faut se réjouir ou non. Pour le présent, on a bon espoir, et avec raison.


Henry de Varigny, La Nature, deuxième semestre 1904, p. 326-327

En fait... La fourmi s'appelle Ectatomma tuberculatum. Les indigènes savaient depuis longtemps que sur les pieds de cotonnier où le kelep était abondant, le charançon était absent. Cette fourmi forestière et de lisière sud-américaine a l'air féroce mais ses mandibules ne lui servent qu'à transporter des gouttelettes de nectat extrafloral, sa provende. Elle pique les doigts mais seulement au bout de quelques secondes.
Cette introduction pour le moins précipitée et hardie d'un auxiliaire mal observé et non identifié n'a pas réussi.




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