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Sur un vol d’Harpales observé l’été dernier
Me trouvant en villégiature à la fin de juillet dans la délicieuse
station balnéaire de Sainte-Marie-de-Pornic, je fus témoin, j'allais
dire victime, d'un phénomène entomologique curieux et rare.
Tout le monde connaît, au moins de vue, l'Harpalus (Pseudophonus)
ruficornis, carabique noirâtre aux élytres moirées d'un reflet grisâtre
dû aux poils soyeux dont elles sont revêtues, long d'un centimètre et
demi environ, et qui se trouve çà et là, dans les champs, sous les
pierres quelque peu enfoncées dans la terre ou le sable, isolé ou par
petits groupes de trois ou quatre individus au plus.
L'un des derniers soirs de juillet dernier, alors que les étrangers,
rôtis durant le jour par une chaleur torride, aspiraient avec délices,
en se promenant sur la côte, la délicieuse fraîcheur de la nuit
tombante, l'air se trouva soudain obscurci, et une nuée épaisse
d'innombrables insectes vint s'abattre sur le bourg de Ste-Marie et ses
alentours immédiats.
En un clin d'œil, la terre, les murailles et, ce qui fut plus
incommode, les vêtements des promeneurs, voire même leur visage, se
trouvèrent noirs d'une multitude d'Harpales ruficornes. Le parapet de
la route, vis-à-vis la belle église gothique, les marches de celle-ci,
furent recouverts instantanément d'un revêtement compact et grouillant
de ces nouvelles Harpies.
Tout eût fini pour le mieux si l'invasion se fût bornée à ces misères. Mais, las il n'en fut pas ainsi.
Par les portes, par les fenêtres, par les moindres ouvertures, fentes
et crevasses qui pouvaient donner accès dans les maisons, se
précipitèrent les envahisseurs affolés. Ce fut comme une marée montante
dont les flots pénétraient dans les recoins les plus secrets des
appartements. En un clin d'œil, planchers, murs, chaises, lits,
armoires fourmillèrent d'horribles bêtes noires, courant dans toutes
les directions avec une rapidité fantastique, semant une véritable
panique parmi les spectateurs.
Dans mainte habitation, l'on dut passer nuit blanche, chacun
travaillant fiévreusement à l'extermination des audacieux et incommodes
visiteurs; personne du reste .ne se souciant d'essayer le repos entre
les draps envahis par une armée de hideux et répugnants Harpales.
Aux premières lueurs du jour, l'ennemi disparut comme par enchantement.
Tout Ste-Marie chanta victoire et respira librement. Mais le soir venu,
il fallut en rabattre. A mesure que les ténèbres obscurcissaient les
appartements, sortirent de derrière les tapisseries, les plinthes, les
cimaises, on ne sait d'où, des bataillons d'Harpales, moins compacts il
est vrai que la veille, après les massacres furieux de la précédente
nuit, mais encore pleins d'ardeur et sans doute animés de la soif de la
vengeance.
Tous ces noirs démons recommencèrent l'assaut des meubles et
l'ascension le long des murs. Les plus entreprenants parvenaient jusque
sur le plafond, d'où ils se laissaient choir l'un après l'autre, durant
toute la nuit, soit sur les lits, soit sur les tables, soit dans les
vases des cheminées, soit dans ceux destinés à la toilette, avec un
bruit absolument irritant pour les nerfs des auditeurs que fuyait le
sommeil.
Cette persécution crépusculaire et nocturne des Harpales dura dans
certaines maisons, celle que j'habitais en particulier, jusqu'aux
derniers jours du mois d'août. Les rez-de- chaussée surtout étaient le
théâtre de leurs exploits. Pourtant il est juste de dire qu'ils
allaient graduellement en diminuant de nombre et de vigueur. J'étais
même parvenu à débarrasser presque entièrement mon domicile de ces
visiteurs impudents, en répandant à pleine main, tout au long des murs,
sur le parquet ou le pavé, la célèbre poudre de Pyrèthre. Tout
malheureux Harpale qui, sortant de sa cachette, s'exposait aux
émanations toxiques de la substance insecticide, courait çà et là comme
subitement affolé, titubait de ses six jambes, se renversait sur le
dos, agitait désespérément tous ses membres dans les convulsions de
l'agonie, puis ne tardait pas à tomber dans l'immobilité de la mort.
Pendant toute la durée de cette invasion, rien ne paraissait changé aux
habitudes des Pseudophonus ruficornis, le long de la côte ou dans la
campagne. Ni un de plus, ni un de moins ne se rencontrait, soit en
plein air, soit sous les grosses pierres plates, leur repaire habituel.
D'où pouvaient donc provenir ces milliers d'individus qui s'étaient
précipités, comme l'une des plaies d'Égypte, sur le paisible bourg de
Ste-Marie ? D'où ce vol compact était-il parti ? Comment et pourquoi
s'étaient rassemblés les innombrables soldats de cette armée sans chefs
et sans discipline ? That is the question. Personnellement nous ne
saurions la résoudre.
Séjournant pour la première fois durant l'été à Ste-Marie, je ne
manquai pas de m'enquérir près des habitants du pays, si le phénomène
entomologique que je viens de décrire était habituel dans la contrée.
Unanimement, les personnes interrogées me répondirent qu'il n'en était
rien. À peine si quelques unes, les mieux servies sans doute par leur
mémoire, croyaient-elles se rappeler que, il y a bien des années, au
cours d'un été exceptionnel par ses chaleurs tropicales et prolongées,
comme celui de 1896, les mêmes insectes avaient pareillement apparu en
nuée dans les airs et, après s'être abattus sur le sol, envahi fort
désagréablement les habitations, ainsi que leurs semblables venaient de
le faire pendant mon séjour.
Il est à espérer que nombre d'années se passeront encore avant que le
repos des baigneurs de cette côte charmante ne soit troublé par une
nouvelle migration de quelque clan populeux d'Harpalus ruficornis.
En attendant, nous livrons aux méditations des entomologistes le fait
curieux que nous venons de consigner dans les lignes précédentes, comme
un document pour servir à l'histoire des mœurs des Harpales.
par l'abbé J. Dominique. Bulletin de la Société des sciences naturelles de l'Ouest de la France, 1896.
Harpalus ruficornis = Pseudoophonus rufipes (Col. Carabidé)
Les insectes de la Belle Époque
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