Il existe, parmi les mammifères
de la faune actuelle, certains types contrastant, par leur aspect étrange ou
leurs proportions insolites, avec les formes généralement modestes qui nous
entourent, et comparables à ces populations vigoureuses que le touriste
découvre au fond d'une province reculée et qui, a travers les
révolutions et les guerres, ont pieusement
conservé le costume, les moeurs et les traditions de leurs aïeux. Au nombre de ces Mammifères qui subsistent comme
des témoins du passé, on peut citer les Ornithorynques, les Échidnés, les Kangourous, les Éléphants, les Rhinocéros, les Hippopotames, les Oryctéropes dont nous avons déjà parlé il
y a une dizaine d'années1, et enfin les Fourmiliers qui feront l'objet de cet article. De même que les Oryctéropes,
les Fourmiliers appartiennent à l'ordre bizarre
des Édentés (qui a fourni aux faunes anciennes le gigantesque Megatherium, l'énorme Glyptodon, et
qui compte encore, parmi ses représentants, les Paresseux, les Tatous et les
Pangolins ; mais ils se distinguent
facilement de tous les animaux que nous venons de citer, aussi bien par
les formes extérieures que par diverses
particularités ostéologiques. Chez les
Fourmiliers, en effet, la peau n'est ni dénudée comme chez les Oryctéropes, ni revêtue d'écailles imbriquées comme chez les Pangolins; elle n'est
pas encroûtée du concrétions
osseuses comme chez les Tatous, mais disparaît sous une épaisse
toison comme chez les Paresseux ;
le pelage toutefois est moins rude et moins hirsute que chez ces derniers; la tète, au lieu d'être globuleuse, se prolonge en avant en un museau pointu
et le corps se termine en .arrière par une queue touffue. D'autre part, les
os maxillaires sont grêles et
complètement privés de dents, de telle sorte
que les Fourmiliers méritent le nom d'Édentés à beaucoup plus juste litre que les Oryctéropes
dont les mâchoires sont pourvues
d'organes de mastication, au moins
dans leur moitié postérieure.
Fig. 1 - Le Tamanoir d'après une gravure du dix-septième siècle
Les
Fourmiliers ne se rencontrent que dans l’Amérique méridionale. On en connaît trois espèces qui diffèrent assez l'une de l'autre par les
proportions, par la nature de pelage et par le nombre des doigts, pour
que les naturalistes modernes aient cru devoir
les répartir' entre deux ou trois genres au lieu de les laisser confondues dans un seul groupe (Myrmecophaga) comme le faisait Linné. De ces trois espèces que l'on désigne vulgairement sous
les noms de Grand Fourmilier ou Tamanoir, de
Tamandua et de
Fourmilier didactyle, la première seule, le Tamanoir (Myrmecophaga jubata) doit nous
occuper ici. Elle a déjà été figurée, il y a deux cent cinquante ans,
d'une façon plus ou moins grossière (fig. 1), dans les Descriptions de l'Inde occidentale, de J. de Laet2 et dans l'Histoire naturelle dit Brésil, de G. Margraff de Liebstadt3 ; mais
c'est surtout dans la Relation du voyage du chevalier des Marchais4 publiée
en 1731 qu'on trouve du Tamanoir ou Mange-fourmis une description singulièrement exacte pour
l'époque où elle a été publiée.
« On appelle à Cayenne Mange-fourmis, dit le chevalier des Marchais,
uin animal qu'on pourrait nommer
renard amériquain, s'il ne e trouvait
qu'en Amérique; mais comme il y
en a en Afrique5, je crois qu'il faut s'en tenir au premier nom, à moins qu'on ne veuille se servir de celui que lui donnent les Indiens, qui est bien long : ils
l'appellent Tamadu Guacu ; il signifie la même chose que Mange-fourmis : c'est sa nourriture ordinaire qui titi a fait donner ce nom.
« Cet animal est long et gros comme un chien de bonne taille. Ses jambes de derrière sont tout d'une venüc comme celles d'un ours : celles de devant sont un peu mains grosses; il a le pied plat, divisé en quatre doigts armez d'ongles longs et forts; ceux de derrière ont cinq doigts et bien armez; sa tète est longue et sort museau encore plus long et pointa ; il a des yeux petits, ronds et noirs, les oreilles fort courtes. Ceux qui ont pris la peine de mesurer sa langue disent qu'elle a deux pieds et quelquefois davantage de longueur. Il est obligé de la plier pour la cacher dans sa gueule qui, toute longue quelle est, seroit beaucoup trop courte pour cacher ce membre. S'il parlait, il parleroit sans doute beaucoup, et on ne lui reprocheroit pas sans raison qu'il aurait la langue bien longue.
« Il vit de fourmis. Lorsqu'il en a découvert quelque retraite, il fouille avec ses ongles pour élargir l'entrée et arriver au centre de la fourmilière, et aussitôt il y fourre sa longue langue qui pénètre dans tous les recoins de l'antre, et comme elle est onctueuse, les fourmis effarouchées et en désordre s'y attachent aussitôt, et dès qu'il la sent chargée de ces insectes, il la retire dans sa gueule et les avalle. Il recommence ce manège tant qu'il sent des insectes dans un endroit : après quoi s'il a encore faim il va en chercher un autre. Cette nourriture est légère, comme on voit ; elle ne laisse pas cependant de bien nourrir l'animal qui s'en sert, mais elle donne à sa chair une odeur de fourmis qui n'est pas agréable. Les Indiens et les Nègres en mangent ; mais les Français ont de meilleures viandes. S'ils savoient un peu mieux leurs intérêts, ils conserveroient précieusement ces animaux qui les délivreroient en tout ou en partie des fourmis qui leur causent de très grands dommages. Mes mémoires ne marquent point s'il aime autant les fourmis blanches que noires. On connoit les fourmis blanches sous le nom de Poux de bois : elles en ont assez la figure... Elles sont également malfaisantes partout. Ce seroit un bonheur extrême pour les habitants s'ils étoient délivrez de ces mauvais insectes qui sont encore plus pernicieux que les noirs. Dans ce cas il devrait être sévèrement défendu aux chasseurs de faire aucun mal au Mangefourmis-
« J'ai dit qu'on les pourroit appeler renards : c'est â leur queue qu'ils seraient redevables de cette dénomination. En effet il n'y a point un renard au monde qui ait une queue aussi souple que la leur. Elle a souvent près de deux pieds de longueur elle est presque plate et couverte de tous cotez de grands poils de quinze à vingt pouces de longueur, un peu durs à la vérité' ce qui lui donne assez l'air d'une queue de cheval. Comme elle forte et qu'il lui imprime tel mouvement qu'il lui plait, il balaye les endroits où il passe, et quand il la replie sur son dos, il s'en couvre entièrement. Elle le défend de la pluye qu'il craint beaucoup, c'est pour lui un surtout qui a son agrément et sa commodité. »
Fig. 2 - Tamanoir se défendant contre un Jaguar
Il y a, en vérité, fort peu de chose à ajouter à cette description. Le chevalier des Marchais ne parait cependant pas avoir assez insisté sur la conformation des pattes chez le Tamanoir. Celles de derrière, qui ont cinq doigts munis d'ongles pointus, sont en effet notablement plus faibles que celles de devant qui se terminent par quatre doigts armés de griffes énormes, recourbées et tranchantes comme des faucilles. C'est à l'aide de ses griffes que le Tamanoir éventre les fourmilières, et c'est aussi avec ces armes qu'il se défend coutre ses ennemis et qu'il les frappe latéralement en ramenant les bras par un geste horizontal. Les membres antérieurs sont en effet un peu tordus, disposition fort convenable pour le but principal qu'ils ont à remplir, mais très défavorable pour la locomotion. Aussi le Tamanoir a-t-il des allures gauches et est-il obligé, en marchant, de s'appuyer sur la face externe des pieds de devant, ou plutôt, du moins, en tenant ses doigts et ses griffes repliés contre une pelote calleuse de la face palmaire.
La forme de la tête du Tamanoir dénote un animal de faible intelligence : le front est en effet fortement fuyant ; la région cérébrale déprimée et peu développée en proportion de la région faciale qui se prolonge en un long museau, légèrement recourbé en avant et percé d'ouvertures nasales semi-circulaires. Les oreilles externes sont réduites à deux feuilles arrondies, de 5 centimètres de haut; les yeux ne sont guère plus gros que des baies de genièvre, et la bouche est tellement étroite qu'elle semble pouvoir à peine laisser passer la langue dont le diamètre moyen ne dépasse pourtant pas 18 millimètres aut milieu, et 2 millimètres à l'extrémité.
Ainsi que le chevalier des Marchais l'a parfaitement reconnu, la langue du Tamanoir, de même d'ailleurs que la langue du Tamandua, de l'Oryctérope et des autres Édentés, constitue bien moins un organe de gustation qu'un organe de préhension. Elle est mise en mouvement par des muscles puissants, et si, à l'état de repos, elle n'est pas repliée dans la bouche, mais simplement refoulée entre les mâchoires, du côté du pharynx, elle peut, comme la langue des Pics, être brusquement projetée au dehors et faire saillie hors de la bouche sur une longueur que Moulin évalue à 42 centimètres. Sa surface est. enduite d'une salive gluante que sécrètent des glandes sous-maxillaires de dimensions extraordinaires, descendant jusque dans la poitrine, glandes dont la structure a été étudiée par sir Richard Owen et M. G. Pouchet, et qui ont été retrouvées par M. J. Chatin chez le Tamandua. En revanche, les glandes parotides, qui fournissent une salive aqueuse, se trouvent considérablement réduites chez les Fourmiliers.
L'absence de dents chez ces animaux ne présente pas d'inconvénients au point de vue de la nutrition, les insectes dont ils font leur proie ayant des téguments peu résistants et pouvant d'ailleurs être triturés dans l'estomac. Celui-ci, en effet, comprend deux parties distinctes , une partie cardiaque ou membraneuse, et une partie pylorique ou musculeuse qui, pour la force de ses parois, peut être comparée au gésier des oiseaux, quoiqu'elle soit dépourvue de callosités épithéliales.
M. Owen a reconnu d'autre part que chez les Tamanoirs l'intestin était supporté, comme chez les Reptiles, par un large repli du péritoine, et M. Crisp a été frappé des dimensions exceptionnelles qu'atteignent les globules du sang dans la même espèce. Le diamètre moyen de ces globules qui ne dépasse pas 1/124 de millimètre chez l'homme, chez le Chien et chez le Lapin, qui descend même à 1/250 de millimètre chez la Chèvre, s'élève au contraire chez le Tamanoir à 1/110 de millimètre.
Les fourmiliers se font remarquer encore par la grosseur de leur vésicule biliaire, par l'épaisseur de leurs téguments, par le développement de leurs muscles peauciers, par la largeur de leurs côtes qui se recouvrent mutuellement, et surtout par la conformation de leur cerveau qui présente un type assez dégradé. Les hémisphères, réunis par un large corps calleux, laissent en effet le cervelet à découvert et n'offrent à leur surface qu'un petit nombre de circonvolutions symétriques. En revanche, les lobes olfactifs sont très grands, comme chez tous les animaux doués d'un flair délicat. Le sens de l'odorat est en effet le seul sens qui soit bien développé chez le Tamanoir.
Le pelage du Grand Fourmilier est extrêmement touffu : le bout du museau, les lèvres, les paupières et lit plante des pieds sont les seules parties dénudées, et la tète, le corps et les membres portent des poils dont la longueur, la consistance et la couleur varient d'une région à l'autre. Sur la tête ce sont des poils courts et dressés, de couleur grise avec des anneaux noirs; sur le dos, ce sont des soies de même couleur, niais allongées, qui, sur la nuque et l'échine, se soulèvent en formant une crinière de 20 à 25 centimètres; sur les flancs et l'arrière-train, des poils plus souples et retombants; sur la queue, de véritables crins plus ou moins aplatis. Les pattes de derrière et le ventre sont d'un brun foncé ; le dos et la queue, d'un gris cendré, tiqueté de noir; la tête est grise avec une raie blanche de chaque coté du front; les pattes antérieures sont ornées d'une manchette noire, incomplète cri arrière, et la gorge est couverte d'un plastron noirâtre, se prolongeant latéralement par une bande de même couleur, bordée d'un liséré blanchâtre, qui recoupe obliquement les épaules et finit en pointe du côté de l'échine. Sur les parties dénuées de poils, la peau affecte une teinte noire assez foncée. Le même système de coloration existe déjà chez les jeunes individus, mais ceux-ci offrent en général des nuances plus pâles que les adultes.
Les Grands Fourmiliers habitent, à l'est des Andes, la région comprise entre le Rio de la Plata et la mer des Caraïbes, mais ils sont particulièrement répandus dans les contrées désertes ou à peine peuplées du nord du Paraguay. Ils vivent généralement isolés, et quand on rencontre deux individus ensemble, c'est presque toujours une femelle accompagnée d'un petit. Le jeune est en effet allaité pendant très longtemps et demeure en compagnie de sa mère jusqu'à ce que celle-ci soit sur le point de mettre bas une seconde fois. Les Tamanoirs ne creusent point de terriers et n'ont point de domicile fixe. Après avoir erré toute la journée à travers les steppes en quête des Fourmis et des Termites, ils se contentent, la nuit venue, de l'abri d'un buisson ou s'endorment tout simplement ou ils se trouvent, au milieu des hautes herbes. Au repos, ils ressemblent, dit-on, à une botte de foin jetée sur le sol. Leur allure ordinaire est fort lente, et c'est seulement lorsqu'ils sont poursuivis qu'ils se mettent à galoper lourdement ; encore ne vont-ils pas assez vite pour qu'un homme, en marchant d'un bon pas, ne puisse les atteindre facilement. D'ordinaire ce sont des animaux parfaitement inoffensifs; mais quand ils se sentent serrés de trop près et surtout quand ils sont blessés, ils n'hésitent pas à faire face à l'ennemi, se dressent sur leurs pattes de derrière à la manière des Ours, en grondant de colère, étendent les bras et cherchent à étouffer leur adversaire ou à le déchirer à coups de griffes. Et l'on peut imaginer quelles terribles blessures font des ongles tranchants comme des rasoirs et mesurant de 4 à 7 centimètres de long, surtout quand ces ongles arment une main robuste, au bout d'un bras vigoureux ! C'est ainsi que le voyageur Boulin faillit être écharpé par un Tamanoir qu'il avait imprudemment saisi par la queue pour l'arrêter alors que l'animal fuyait, chassé à coups de fouet par un jeune pâtre qui l'avait surpris auprès d'une fourmilière. Le Tamanoir, se retournant, faucha l'air d'un brusque mouvement, et Roulin vit passer, à deux pouces de sa ceinture, un ongle qui lui parut avoir bien un demi-pied de long et qui lui eût ouvert le ventre d'un flanc à l'autre s'il eût fait un pas de plus. Plus tard même, alors que la bête épuisée eut été saisie avec des lassos, elle essaya encore de résister en se mettant sur le dos et en agitant les bras.
On a vu des Tamanoirs,
blessés par des cavaliers, se
cramponner à la croupe des chevaux et ne lâcher prise
qu'après avoir reçu
plusieurs coups de lance, et les
habitants de la Colombie et du Paraguay affirment que ces
Édentés soutiennent contre les Jaguars des luttes
acharnées qui se terminent généralement
par la mort des deux combattants. On
trouve même parfois,
disent-ils, les cadavres des adversaires étroitement
enlacés. Quoiqu il n'ait jamais été témoin
de pareils faits, Roulin ne considère pas ces récits
comme dénués
de vérité. Il fait observer en effet que si le Jaguar ne
laisse en général pas à la proie qu'il convoite le
temps de se reconnaître,
s'il l'atteint d'ordinaire en deux ou trois bonds et la jugule
instantanément, il peut aussi manquer son coup et se trouver
dans une situation assez
critique. En semblable occurrence, le
Tamanoir aura le temps de se
redresser. Comme le représente notre gravure (fig. 1), il
menacera son ennemi accroupi à ses pieds, et dès que
celui-ci s'élancera, il l'étreindra
entre ses bras puissants et le
déchirera de ses griffes tandis qu'il
aura lui-même les os broyés entre les terribles
mâchoires du Carnassier.
Un
Tamanoir vient facilement à bout d'un Chien de forte taille,
mais il ne saurait résister à un homme armé d'un
fusil. La chasse de cet animal ne présente donc pas grand danger
et devrait offrir d'autant moins d'attraits que, comme le
dit des Marchais, la Tamanoir est un être éminemment
utile, et que sa chair a un goût de Fourmis fort
désagréable. Les habitants du Paraguay détruisent
cependant,
chaque année, un assez grand nombre de
Grands Fourmiliers qu'ils désignent sous le nom de Gnouroumys ou
Youroumys et dont ils emploient les dépouilles comme
couvertures, excellentes, disent-ils, pour prévenir les
maux de reins. Des individus de cette
espèce sont aussi envoyés vivants en Europe pour
être gardés dans les jardins zoologiques. Toutefois, ce
n'est guère que par la bizarrerie de leurs formes qu'ils
méritent
une place dans les ménageries, car ce
sont, comme les Oryctéropes, des êtres
indifférents et stupides.
E. Oustalet
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Les données actuelles sont à lire dans Insectes n°146 (2007), "Eux aussi, ils aiment les insectes : les fourmiliers".