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LES ARAIGNÉES
Dans un angle du plafond, une araignée a fait sa toile, ou mieux, son filet. La ménagère a pris bien vite la tête de loup, et brutalement, elle a enlevé ce petit chef-d'uvre. Ce terme de chef-d'uvre fera sourire de pitié le lecteur qui n'a jamais connu que les toiles d'araignées salies par les poussières, n'a jamais vu l'animal à l'uvre ni observé le réseau sortant de ses pattes ; pour un peu, nous allions dire de ses mains.
Fig. 1. Araignée domestique (Tégénaire)
Mâle - femelle près de ses oeufs
La petite bête si décriée à tort, dont on fait peur aux enfants, avait, d'un long fil soyeux, construit cette toile souple, légère, élastique, qui puise ses éléments de résistance dans sa souplesse, sa forme et sa disposition. Le vent peut l'agiter comme la voile du navire, sans la déchirer; comme le flexible roseau, elle plie mais ne rompt pas. D'abord fort propre, luisante et blanche, elle est devenue noirâtre, répugnante en se recouvrant des poussières en suspension dans l'atmosphère et que les courants d'air ascendants entraînent jusqu'au plafond.
Comment un si petit être a-t-il pu tirer de son corps une aussi prodigieuse longueur de fil d'une manière presque continue ? Quand elle ne ferait que dévider une bobine, où la logerait-elle dans son petit corps. Mais le fil ne se forme qu'à la sortie du corps, comme notre barbe et nos cheveux. À l'intérieur, c'est un liquide épais, visqueux, gluant, une pâte molle que sécrètent des organes nommés glandes. Ce sont aussi des glandes qui produisent les cheveux, les poils, les larmes, les ongles, le mucus du nez, le cérumen des oreilles.
Fig. 2. Filières
1 : en faisceau : 2 : palpiforme ; 3 : en rosace fermée ; 4 : la
même ouverte et très grossie -on voit les fils
élémentaires parallèles avant leur réunion.
Dès que la pâte arrive à l'air, elle se sèche et prend l'état solide. Ainsi la pâte à faire du macaroni, l'argile dont on fait des tuiles et des briques, durcissent au contact de l'air.
Avant sa sortie du corps de l'animal, la matière molle n'a pas de forme. L'araignée l'expulse par des sortes de mamelles ou filières au nombre de deux ou trois paires qui se trouvent à la partie inférieure du ventre. L'extrémité des filières est criblée de trous comme une pomme d'arrosoir et à chaque trou répond un tout petit tube ouvert. Par ces tubes sort la matière pâteuse. Ces divers jets, encore mous, se soudent, et n'en forment qu'un seul qui constitue le fil d'araignée. Ce fil est donc en réalité formé d'un grand nombre de fils. Qu'on juge de la finesse de ces derniers, puisque le fil composé est lui-même l'emblème de la finesse !
Tantôt l'araignée ne possède qu'une sorte de glande qui ne produit qu'une espèce de fil, tantôt elle est pourvue de plusieurs glandes qui fournissent des fils dont la ténacité, la finesse et l'élasticité sont différentes. Se figure-t-on une vache qui donnerait diverses espèces de lait plus ou moins riche en beurre ou en matière caséeuse !
Le rôle de l'araignée ne se borne pas à la production de la matière première ; en fileuse habile, elle achève, polit, régularise le fil brut, puis elle dirigera le fil ainsi préparé pour former le réseau, ou filet, ou toile, ou tenture, comme on voudra l'appeler. ElIe tire tout de son propre fonds : on ne sème pour elle ni chanvre ni lin ; elle est tout à la fois machine à filer et à tisser ; elle porte en elle la matière première, le mécanisme et le mécanicien.
Fig. 3. Extrémités des pattes
1 : Épeire ; 2 : Scytode ; 3 : Philoeus
Les extrémités de ses pattes sont de véritables peignes, les unes à dents fines et serrées, les autres à dents fortes et distantes, en un mot, peignes fins et démêloirs. C'est plaisir de la voir à l'uvre, écartant le fil d'une patte ou le dirigeant à travers les dents, comme une femme trace de la main armée du peigne des sillons dans sa chevelure, lorsqu'elle se coiffe.
Fig. 4. Organes buccaux
1 : Épeire ; 2 : Tégénaire ; 3 :
Clubione
Les filières n'affectent pas toutes le même mode de groupement : les unes sont disposées en faisceau, les autres en rosace. Il est assez naturel d'en conclure que le fil ne doit pas avoir les mêmes qualités dans ces divers cas et que sa grosseur, sa ténacité, son élasticité, sa souplesse doivent varier avec sa forme, c'est-à-dire selon qu'il est plus ou moins dense ou plus ou moins tordu.
La constitution de la toile, sa direction varient avec les espèces. Ainsi, l'araignée domestique (Tégénaire) construit une tenture plus ou moins irrégulière et dans un sens horizontal. C'est une sorte de hamac. En outre, elle ajoute un tube qui est sa demeure tandis que la toile est un piège à insectes.
L'épeire dirige son réseau dans un plan sensiblement vertical. C'est d'elle qu'il est surtout question quand on parle de l'araignée et de sa toile, car elle exécute un réseau bien connu dont la régularité n'a pas frappé seulement les observateurs. Cette régularité, toutefois, n'est pas géométrique, et certaines modifications apportées dans la forme permettent de reconnaître les espèces. On distingue les réseaux comme les nids des oiseaux, bien que les araignées n'emploient pas, comme les oiseaux, des matériaux divers et que la méthode, les procédés soient les mêmes puisqu'elles tirent tout d'elles-mêmes. On a bien des fois décrit avec plus de complaisance et de talent que d'exactitude la manière dont elle construit son réseau. Nous allons essayer de décrire avec précision ce remarquable travail . L'épeire ayant choisi un point d'une branche ou d'un objet, laisse suinter le liquide de sa filière, en quantité plus ou moins grande. Le fil est bien léger; le moindre vent qui ne ferait pas rider la face de l'eau suffit pour le tendre et l' étirer dans la direction où il souffle. Il atteint ainsi une nouvelle branche à une certaine distance de la première. L'araignée l'y fixe et le tire ensuite jusqu'à ce qu'il soit convenablement tendu. Cela fait, elle va répéter le même manège une seconde fois, en partant du second point fixe et en choisissant un nouveau point placé plus bas que le premier. Elle reviendra ensuite sur le premier fil qu'elle parcourra en partie pour s'arrêter en un point d'où elle ira rejoindre le second. Elle aura ainsi construit un triangle sensiblement vertical, dans tous les cas légèrement incliné, dont par de nouveaux fils plus courts, elle va tronquer les angles et faire des pans coupés. Ce cadre extérieur, échafaudage de la toile proprement dite, est composé d'un fil plus fort que celui des rayons et des traverses. Elle revient maintenant sur le premier fil, et on la voit s'avancer avec assurance, sans s'aider pourtant d'un balancier, et sans paraître éprouver le moindre vertige. Elle gagne un point d'où descendant un fil jusqu'au côté opposé du cadre, elle passera par le milieu. Pendant qu'elle marche, le fil la suit comme une corde détendue, et c'est seulement lorsqu'elle a fixé la seconde extrémité qu'elle lui donne la tension convenable comme un violoniste qui tend une corde de son violon. Elle va maintenant, partant du milieu du dernier fil, diriger des rayons aux divers points du cadre, en générai régulièrement et symétriquement. Pour construire chaque rayon nouveau, elle longe le précédent en même temps qu'elle produit son fil ; elle écarte ce nouveau fil à l'aide d'une de ses pattes de derrière, comme fait une femme qui trousse légèrement sa robe en marchant, afin que les deux fils ne s'agglutinent pas. Elle gagne ainsi le cadre qu'elle longe un instant, sécrétant toujours du fil. Elle fixe ensuite l'extrémité et elle le tend de manière que le nouveau rayon se trouve être le troisième côté d'un triangle dont elle a parcouru les deux autres côtés. Tous seront construits de même.
Les rayons sont régulièrement espacés, les angles formés par deux rayons consécutifs sont sensiblement égaux. L'araignée, partant du centre, construit alors une spirale qui va s'étendre jusqu'au cadre, et, chose curieuse, elle est faite d'un fil sec, non gluant. À partir d'une certaine distance, elle dispose des fils transversaux qui vont d'un rayon à l'autre et dont l'ensemble forme un polygone à peu près régulier.
Ces fils sont gluants et au fur et à mesure qu'elle les construit, elle détruit la portion de la spirale correspondante dont elle ne laissera subsister que les premières spires autour du centre. Il semble que la spirale n'ait servi que d'échafaudage. Quelques espèces laissent un intervalle vide entre deux rayons, d'autres fabriquent un ruban sinueux fixe, dans lequel certaines logent leurs ufs. Si l'on observe de près les fils, on s'assure que celui de la spirale diffère de ceux des polygones. Ils n'ont ni la même couleur ni la même forme. Les derniers sont formés d'une file de globules comparables à des perles enfilées et espacées. Pour les espèces sédentaires, le réseau est tout à la fois un piège et une demeure. L'animal ne va pas à la chasse ; il ne court pas après la fortune, il l'attend dans son nid, ce qui l'expose à jeûner. Mais les mouches sont nombreuses dans l'intérieur de nos maisons et au dehors. Malheur à l'insecte qui s'en vient à l'étourdie donner contre le fragile édifice. L'araignée a senti sous ses pattes un frémissement et n'a fait qu'un bond hors de sa demeure, se précipitant sur l'imprudent qu'elle a percé de ses crocs tout en distillant dans la blessure une imperceptible goutte de venin. Elle s'abreuve alors du sang de sa victime, des parties molles du corps et laisse sur sa toile les restes de son repas.
Fig. 5. Épeire diadème et sa toile
femelle vue de dos sur la toile - lamême représentée
suspendue à son fil.
Si la mouche se débat, l'araignée l'entoure de quelques tours de fil, afin de gêner ses mouvements ; mais, si l'animal est assez fort pour compromettre la solidité de la toile par les secousses qu'il imprime, l'araignée sera la première à s'en débarrasser, en rompant quelques mailles.
Félix Hément. La Nature, 1890, dix-huitième année, deuxième semestre, p. 203-206.
Les insectes de la Belle Époque
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