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Les insectes de la Belle Époque
L’ORIGINE DES INSECTES
Quand Dieu eut achevé la création, et au moment où il
s’applaudissait de son œuvre, il entendit derrière lui un rire moqueur.
C’était Satan, qui se trouvait, comme d’habitude, au milieu de l’armée
du ciel. « Tu aurais peut-être mieux fait ? lui dit Iahveh. —
Peut-être, répondit l’Adversaire. — Eh bien, mets-toi à l’œuvre, nous
verrons ce que tu produiras. »
Satan prit le reste du limon démiurgique d’où Dieu avait tiré les bêtes
à quatre pieds, les poissons des eaux, les oiseaux du ciel et l’homme
lui-même. Il le trouva presque entièrement sec, et lorsqu’il essaya de
le modeler, tout se réduisit en poussière. « Cela pourra nuire aux
dimensions de mes créatures, se dit-il ; cependant je n’ose puiser de
l’eau génératrice, sur laquelle flotte encore l’esprit de Dieu. »
Il prit un rayon de soleil et anima cette poussière, puis il présenta,
comme échantillons de ses œuvres, une mouche, un scarabée, une fourmi,
une abeille, une sauterelle et un papillon. Les anges se mirent à rire.
« Ce sont ces petits êtres, dit le Seigneur, que tu prétends opposer à ma création ?
— La grosseur ne signifie rien, dit le Diable ; tu es plus fier de
l’homme que de la baleine. Ceux-ci sont petits parce qu’ils n’ont
presque rien de terrestre, juste assez pour envelopper, sans
l’appesantir, l’étincelle de flamme qui les fait vivre. Vois à quelles
hauteurs ils s’élèvent, par le saut ou par le vol, tandis que l’homme
reste enchaîné à la terre, d’où il est sorti. Permets qu’une nuée de
sauterelles s’abatte sur un champ, et elles montreront que le nombre
supplée à la force. L’homme est nu et désarmé ; moi, j’ai protégé la
vie de mes enfants. Ils ont de solides boucliers pour se défendre, de
robustes mâchoires pour attaquer. Leurs os sont extérieurs et protègent
les parties faibles, au lieu de les laisser exposées à toutes les
menaces du dehors. S’ils tombent, à défaut de leurs ailes, leur
cuirasse amortit la chute ; une feuille leur suffit pour s’abriter,
leur rapidité les sauve de leurs ennemis. Ils ne sont pas difficiles à
nourrir : les uns vivent de la pourriture et font sortir la vie de la
mort, les autres boivent le suc des fleurs sans les souiller ni les
flétrir.
« L’homme, à son entrée dans le monde, ne peut vivre que de la
substance de sa mère, et que deviendrait-il, si elle le quittait un
instant ? Mes créatures ne connaissent pas leurs mères, mais ma
providence leur en tient lieu. À chaque automne, les oeufs sont déposés
en lieu sûr, pour éclore au premier réveil du printemps. Pour l’homme,
la jeunesse est le meilleur temps de la vie ; la seconde moitié de son
existence se passe en stériles regrets. Moi j’ai placé le bonheur au
terme de la vie, pour en faire le prix du travail ; quand la chenille
est devenue papillon, elle s’envole dans un rayon de soleil, sans autre
souci que de jouir et d’aimer. Et je n’ai pas borné le plaisir à un
instant rapide, je ne l’ai pas mesuré d’une main avare, comme tu l’as
fait pour l’homme…
— N’insiste pas sur ce sujet, dit Dieu, tu pourrais offenser la chasteté des Anges.
— Je n’en suis pas bien sûr, répliqua Satan ; il me semble voir Azaziel
sourire et Samiaza prêter l’oreille. Les filles des hommes feront bien
de se voiler de leurs longs cheveux et de ne pas s’égarer dans les
sentiers du mont Hermon.
— Assez, dit Dieu ; l’avenir ne te regarde pas : je me suis réservé la prescience.
— Alors tu sais, répondit le Prince de ce monde, quel usage fera
l’homme de l’intelligence que tu lui as donnée. Peut-être un jour te
repentiras-tu de l’avoir fait, quand les cris de mort monteront vers
toi, quand la terre sera rouge du sang répandu, et que pour la laver il
faudra déchaîner la mer et ouvrir les cataractes du ciel.
— J’ai donné à l’homme l’intelligence et la liberté, dit Dieu ; il récoltera ce qu’il aura semé.
— L’intelligence se trompe, la liberté s’égare, dit Satan ; moi, j’ai
donné à mes créatures un instinct infaillible. La monarchie des
abeilles et la république des fourmis pourront servir de modèles aux
sociétés humaines, mais je ne crois pas que ces exemples trouvent
beaucoup d’imitateurs.
Tu le vois, maître, dans l’humble création que j’ai produite pour
t’obéir, j’ai pris le contrepied de ton œuvre. C’est à toi de décider
si j’ai réussi. »
Iahveh se contenta de sourire et dit : « Parlons d’autre chose. »
par Louis Ménard. Rêveries d'un païen mystique. 1886. A. Lemerre (Paris), p. 109-113.
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