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Les insectes de la Belle Époque

La guerre aux insectes
Le Père Cafard


Tout le monde a eu plus ou moins, au cours de son existence, des démêlés avec cet insecte répugnant qui se nomme, suivant les régions : cafard, blatte, cancrelat, babin, barbarotte, et qui se manifeste le plus habituellement sous la forme d'une espèce de hanneton noir, pourvu de longues antennes. La voracité de ce parasite, son odeur désagréable, mais surtout sa fécondité envahissante, en font le fléau des régions les plus diverses. S'il se développe plus particulièrement dans les pays subéquatoriaux, l'impartiale nature en a réservé une espèce aux terres boréales, et jusqu'en Laponie il ravage les garde-manger, ne dédaignant pas les provisions de poissons secs, à défaut de provende meilleure.
Paris n'en est pas spécialement infesté, surtout dans les quartiers neufs, où l'habitude d'une grande propreté, et les moyens d'aération dont on dispose dans les immeubles nouvellement construits, semblent s'opposer à la trop rapide multiplication des cafards. Mais, les vieilles maisons, celles où la lumière ne pénètre pas dans tous les recoins, et surtout celles où des nécessités d'exploitation exigent l'entretien d'une chaleur humide, en abritent des légions suffisamment nombreuses pour avoir donné naissance à l'industrie du Père Cafard, chargé par l'assistance publique de la défendre contre l'invasion de l'ennemi.
En attendant que je vous parle de ce curieux spécialiste, quelques mots encore sur ses victimes. Les blattes, rangées par les entomologistes dans l'ordre des orthoptères, ne comptent pas moins de vingt-trois familles en Europe seulement, mais il ne semble.pas qu'elles aient été très encombrantes avant le milieu du XVIIIe siècle, époque où elles commencèrent l'assaut des boulangeries, des moulins, des brasseries et des distilleries. En Russie, longtemps avant l'amiral Avellan, on nommait ces insectes des Prussiens, parce qu'on y était convaincu qu'ils avaient été importés d'Allemagne par les troupes qui rentrèrent à la fin de la guerre de Sept ans. Par contre, les Autrichiens les nomment des Russes, persuadés qu'ils sont que les cafards ont été introduits chez eux par les ouvriers russes qui vinrent creuser des bassins en Bohême.
Chez nous on n'a point songé à accuser les voisins de ce nauséabond cadeau, mais on en n'a pas moins souffert que les Germains et les Slaves. Souventes fois ils ont occasionné des procès devant les tribunaux.
Le Père Cafard
Le Père cafard - La chasse


C'est ainsi que, par un arrêt en date du 17 janvier 1869, la cour de Bordeaux confirma une résiliation de bail avec dommages-intérêts, accordée aux locataires d'un hôtel garni de Périgueux, devenu d'une exploitation impossible par la multitude de blattes qui y avaient élu domicile. Presque à la même époque un différend de semblable nature divisait un boulanger et un chemisier du faubourg. Saint-Germain. Le chemisier se plaignait que, des sous-sols de son voisin, sortaient chaque nuit, en colonnes serrées, des légions de cancrelats qui venaient pâturer sur les plastrons de ses devantures et salir de leur impur contact faux-cols et manchettes destinés aux descendants des croisés.
Déjà 1,500 francs de frais avaient été dévorés par les avoués et huissiers, quand le boulanger entendit parler d'un de ses confrères de la rue du Bac qui, à l'aide d'une pâte de sa composition, avait exterminé tous les cafards de sa boutique. L'infortuné vint lui conter ses peines. L'autre, un nommé Ledain, ne se fit pas longtemps prier et, très gentiment, accourut au secours du camarade. En deux séances l'effet obtenu fut tel que, sur le cadavre du dernier des cancrelats, boulanger et chemisier réconciliés se juraient une amitié éternelle et se promettaient leur clientèle réciproque.
Le bruit de cette affaire se répandit vite dans le quartier, il passa même les ponts, et quelques semaines plus tard le ministère de la Marine, rongé par les barbarottes comme une vieille frégate en bois, sollicitait à son tour l'intervention de M. Ledain.
Les péripéties de la guerre et de la Commune survenues sur ces entrefaites n'étouffèrent pas l'invention. Mais le calme revenu, Ledain constata que sa boulangerie avait brûlé, tout comme la Caisse des dépôts et consignations dont elle était voisine, et n'ayant pas d'argent pour la relever de ses cendres, il jugea, en homme pratique, que le métier de cafardier lui réservait dans l'avenir des ressources plus lucratives que la fabrication des pains de quatre livres.
Certes, l'issue n'a pas trompé ses espérances.
Le Père cafard
Le Père Cafard - Confection du cafaricide

Aujourd'hui M. Ledain, plus connu sous le nom de Père Cafard, a non seulement le monopole de la chasse aux blattes aux hôpitaux Laënnec, Trousseau, Saint Antoine, Lariboisière, Necker, Dubois, Galignani, aux asiles de Charenton, du Vésinet et de Vincennes, mais il compte encore plus de deux mille clients parmi les restaurateurs, pâtissiers et simples particuliers. M. de Rothschild lui a consenti un abonnement annuel pour ses deux yachts de plaisance, car la blatte n'épargne pas les princes de la finance, enfin le séminaire de Saint-Sulpice lui a fait tout récemment un appel désespéré.
Comment procède-t-il ? Oh ! D'une manière bien simple. Armé d'une spatule de fer emmanchée dans une canne à pêche dont les bouts s'allongent suivant la hauteur des surfaces à atteindre, le chasseur part avec une sacoche dans laquelle est renfermé le précieux cafardicide. Les blattes sortant et se reproduisant toute l'année, il n'a pas à attendre l'ouverture de la chasse ; néanmoins, c'est au printemps et en automne qu'il a le plus à faire. Arrivé dans la cuisine ou la pièce supposée particulièrement infectée, Ledain, observe les encoignures, les trous de l'insecte et y dépose avec sa spatule, une petite couche de pâte. L’opération est répétée dans, tous les endroits suspects. La nuit venue les blattes se précipitent sur l'appât dont elles raffolent. À peine en ont-elles goûté qu'elles tombent foudroyées, et le lendemain il n'y a plus qu'à les ramasser à la pelle. Mais les œufs ont échappé, à la destruction. La semaine suivante ils éclosent, et il faut une seconde distribution de tord-boyaux pour venir à bout de ces enfants de cafards, heureusement aussi goinfres que pères et mères.
On ne paye qu'après réussite, quand il est bien démontré qu'aucun orphelin prudent n'a échappé aux attraits du cafardicide.
De la composition de la pâte je ne vous dirai rien et pour cause. Son secret est gardé avec plus de soin que celui de la poudre sans fumée et Ledain n'a jamais voulu, par crainte des indiscrétions de l'analyse, en vendre le moindre petit pot.
C'est peut-être une combinaison de commerçant habile. Les prix de ses visites sont assez élevés.
Pour l'expurgation d'un hôpital, le père Cafard exige 250 francs la première année et 125 les suivantes, l'immunité n'étant garantie que pour douze mois. Les plus petits appartements ne sont pas désinfectés pour moins de 40 francs.


par Guy Tomel. La Science illustrée, t. 14, n° 340,  1894,  p. 131-133.

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