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Les insectes de la Belle Époque



DE L'INSTINCT ET DE L'INTELLIGENCE CHEZ QUELQUES INSECTES 



 Il faut bien se garder de confondre chez les animaux, comme on le fait trop souvent, l'instinct avec l'intelligence. La différence est très importante à établir. L'instinct constitue le lot des espèces, et l'intelligence appartient à l'individu. Ainsi, tout ce qu'un animal fait par instinct, tous les animaux de son espèce le font comme lui, de la même manière que lui, dans les mêmes circonstances que lui. Quand, par exemple, un lapin creuse son terrier, quand un oiseau fait son nid, quand un chat enterre et cache ses ordures, on ne peut pas dire que ces trois animaux, en agissant ainsi, fassent preuve d'intelligence.

Non, tous les trois obéissent purement et simplement à l'instinct dont la Providence a doué leur espèce. Ils agissent machinalement, puisque ce lapin, cet oiseau, ce chat ne font absolument que ce que font, depuis le commencement du monde, tous les chats, tous les lapins, tous les oiseaux qui ont peuplé la terre. Les actes d'intelligence que l'on observe chez les animaux ont un tout autre caractère. On les reconnaît à ce que, « au lieu de se rapporter à la vie ordinaire de l'animal, comme, les actes d'instinct, ils se rapportent aux circonstances particulières où l'individu se trouve accidentellement placé, et dans lesquelles il se comporte comme le pourrait faire une personne raisonnable. » (Strauss.). Une remarque qui a été faite, c'est que ce sont ordinairement les animaux qui font par instinct les choses les plus compliquées et les plus surprenantes, chez lesquels on rencontre le moins souvent des preuves d'intelligence il semblerait que le Créateur ait toujours eu soin de développer d'autant plus l'intelligence des individus composant une espèce, que l'instinct de cette espèce était borné, et par contre de développer d'autant plus l'instinct d'une espèce, qu'il avait parcimonieusement dispensé l'intelligence aux individus.

Maintenant que j'ai tâché, d'établir et de vous expliquer la différence qui existe, et qu'il ne faut jamais perdre de vue, entre l'instinct et l'intelligence des animaux, je vais vous prouver par des faits que, parmi ces pauvres petits insectes que vous écrasez sans pitié sous vos pieds, il en est plus d'un qui, comme on dit, a plus d'intelligence qu'il n'est gros.
Voici ce que raconte M. Strauss, savant naturaliste dont la parole ne peut être révoquée en doute. Ayant un jour trouvé un nid de bourdons caché sous terre, il l'enleva, le plaça dans une boîte fermée, et revint chez lui avec la boite, qu'il déposa sur le balcon de sa fenêtre. Le lendemain il ouvrit la boîte, et donna ainsi la liberté aux bourdons qui avaient été transportés avec leur nid. Les bourdons, en se retrouvant au grand jour, commencèrent par donner des signes manifestes d'étonnement. Ils avaient l'air de chercher à s'expliquer comment ils se trouvaient avec leur nid dans un lieu si différent de celui où ils étaient la veille. Ils rentraient, sortaient, dit M. Strauss, comme pour s'assurer du changement. Prenant ensuite leur essor, ils volaient autour de leur nouvelle habitation, la tête toujours dirigée vers elle pour ne point la perdre de vue. Ils ne s’éloignèrent d'abord que de quelques pouces; mais peu à peu, quand ils eurent bien remarqué tous les objets environnants, ils commencèrent à s'écarter encore, jusqu'à ce que, certains de bien retrouver leur nid, ils osèrent s'élancer dans la campagne, d'où ils revinrent tous au bout d'une demi-heure avec leurs provisions habituelles.

Un autre naturaliste digne de foi, M. Clairville, dans une de ses promenades, s'arrêta pour observer un insecte qui était occupé à enterrer le cadavre d'un mulot dans le corps duquel il avait pondu ses oeufs. Cette action n'avait rien d'extraordinaire, puisque tous les insectes de l'espèce de celui qu'observait M. Clairville, les nécrophores, ont l'habitude d'agir ainsi. Mais voici où commence le curieux de l'histoire. Après avoir bien gratté la terre, le nécrophore dont il est question reconnut qu'il n'y avait pas moyen d'enterrer son mulot à la place où il se trouvait, parce qu'en cet endroit-là le sol était trop battu et trop dur. M. Clairville vit son insecte prendre bravement son parti, et aller à un pas de là creuser la fosse de son mulot dans un terrain beaucoup plus mou, et par conséquent beaucoup plus facile à remuer. Cette opération terminée, le nécrophore vint chercher son cadavre pour le porter dans la fosse préparée. Mais l'insecte n'avait pas songé, à ce qu'il paraît, au poids du mulot, poids tellement au-dessus de ses forces, qu'après s'y être pris de cent manières pour le pousser ou le traîner vers la fosse, il ne put réussir même,à l'ébranler. Le voilà bien attrapé, le petit croque-mort ! pensa M. Clairville. Comment va-t-il se tirer de là ? Il s'en tira cependant, et voici de quelle façon. Il. n'eût pas plus tôt acquis la conviction qu'il perdait son temps, qu'il prit son vol et disparut au loin. Le savant crut que l'insecte avait renoncé à son projet, et il allait continuer sa promenade, lorsqu'à son profond étonnement il vit le nécrophore reparaître avec trois de ses camarades de son espèce, auxquels il était probablement allé raconter son aventure, et qui avaient consenti à l'accompagner pour lui prêter main-forte. Ils se mirent, en effet, tous les quatre à l'ouvrage, et transportèrent le mulot dans la fosse préparée. Un homme, en pareille circonstance, eût-il agi autrement que ce nécrophore ? Comment put-il faire comprendre son embarras à ses camarades, et, quand ceux-ci furent sur les lieux, leur indiquer son projet ?

Voici un troisième fait plus extraordinaire encore à mon sens, et qui se trouve rapporté dans l'introduction du grand Traité entomologique de MM. Kerby et Spence. Il faut que vous sachiez d'abord qu'il existe une espèce de scarabée qui a l'habitude de pétrir et d'arrondir les boulettes de fumier dans lesquelles il loge ses œufs. Quand il a confectionné une boulette, il l'enterre absolument comme le nécrophore enterre ses cadavres. Un jour, un des naturalistes que je viens de citer aperçut un scarabée, et prit plaisir à observer ses manoeuvres. Ce scarabée, pour raffermir une boulette qu'il venait d'achever, la faisait rouler en tous sens. Voilà que la boulette, rencontrant une pente, se met à la descendre et finit par tomber dans un trou. Ce trou, pour un scarabée, était un véritable abîme. Cependant l'insecte y descendit, et essaya d'en retirer sa boulette. Ne pouvant y réussir, parce que les parois de la cavité étaient presque perpendiculaires, il fit comme le nécrophore. Se dirigeant droit vers un fumier voisin où il était certain de trouver des camarades, il en mit quatre en réquisition, et les amena au trou. Alors les nouveaux venus, réunissant leurs efforts aux siens, remontèrent la boulette, et, ce service rendu à leur camarade, ils se hâtèrent de retourner à leur ouvrage, c'est-à-dire à la confection de leurs boulettes.

Que conclure de ces trois faits, attestés par des hommes si haut placés dans le monde scientifique ? D'abord que la bonté divine éclate jusque dans les plus humbles créatures, et que toutes ces créatures reflètent, quoique inégalement, quelques rayons de cet immense foyer d'intelligence qui est Dieu. Ensuite que l'étude des oeuvres de Dieu est une magnifique prière, puisqu'on n'y peut faire une découverte, une observation nouvelle, sans trouver une preuve de plus de la bonté et de la sagesse du Créateur, et sans qu'on se sente le coeur ému, l'âme transportée en présence d'une bonté inépuisable s'alliant toujours à une puissance infinie.

 H. de Chavannes de la Giraudière, 1889. Les petits naturalistes. Alfred Mane et fils, Tours, pp. 54 et sqq



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